Populaire Opéra Underground !

Richard Robert © Yann Zgorzalek
Vous connaissiez l'opéra seria, l'opéra bouffe voir l'opéra rock, Richard Robert vous invite à (re)découvrir l'Opéra Underground (ex Amphithéâtre) sis dans les entrailles de l'opéra de Lyon. Il en est le nouveau programmateur après avoir été le conseiller artistique des Nuits de Fourvière. Il prend ainsi la suite d'Olivier Conan de retour dans son club Barbès à New York. On avait hâte d'écouter Aquaserge & Jeanne Added lutiner Ligeti, big Dick Annegarn nous clouer au Söl, Kamel El Harrachi nous transporter dans la casbah d’Alger, ce n'est que partie remise. En attendant, vous pouvez écouter des concerts en ligne, voyager avec des documentaires, découvrir le disque du siècle et la playlist bigarrée de Richard Robert pour accompagner notre entretien et cette rentrée essentielle.

Tu viens de prendre tes fonctions à l’Opéra Underground dans les conditions difficiles que l’on connaît : comment as-tu envisagé ce nouveau challenge ? Qu’est ce qui change par rapport au travail de programmation des Nuits de Fourvière ?

J’envisage rarement les choses comme des “défis” à relever. Il faudrait pour ça que j’aie un goût certain pour la performance, voire la compétition – et la fatigue me gagne rien qu’à prononcer ces mots… Plus sérieusement : je préfère l’idée du cheminement, de la perspective à découvrir, de l’horizon à dégager. Pour moi, travailler sur une programmation à l’Opéra Underground, au sein de l’Opéra de Lyon, c’est comme imaginer un territoire rêvé, et tout entreprendre pour le rendre réel, et construire dessus, l’habiter, l’animer. L’idéal que je poursuis, ce n’est pas seulement d’aligner une liste d’événements ou de concerts (world, jazz, rock, etc) qui permettra de boucler une saison. C’est aussi et surtout l’envie d’entretenir dans la durée, et dans la profondeur, un espace de vie, de création, de passage, de rencontres, d’histoires, d’hybridations… C’est ça, me semble-t-il, la grande question des métiers qui sont les nôtres : quel terrain d’entente et de jeu, quel lieu commun – au sens le plus littéral, le plus ouvert et le moins péjoratif du terme – peut-on inventer ?

Cette question résonne de manière particulière à l’Opéra Underground, et en particulier dans son Amphi de 200 places, qui est en quelque sorte son camp de base. C’est un endroit qui, au cœur de cette grande institution qu’est l’Opéra de Lyon, a la particularité de pouvoir être à la fois intimiste et ouvert au plus grand nombre, propice à l’écoute comme à l’aventure : une sorte de laboratoire amoureux, un accélérateur de curiosité et de désirs… C’est un endroit qui doit tirer des lignes de transmission et de plaisir vers l’extérieur, et accueillir au mieux toutes celles et tous ceux qui voudront bien les suivre – sans distinction de genre, d’âge, d’origine, de goût. Pour arriver à cela, il faut, je crois, soigner ce qu’on raconte : la programmation est une forme de récit. Ça, pour le coup, c’est quelque chose que j’ai autant appris en travaillant aux côtés de Claude Guinard, aux Tombées de la Nuit à Rennes, qu’avec Dominique Delorme aux Nuits de Fourvière. Les échelles, les lieux, les positionnements et les propositions n’étaient pas les mêmes. Mais chez le premier comme chez le second, l’exigence de partager au mieux les objets de leurs passions était pareillement élevée. C’est un enseignement que j’espère faire fructifier aujourd’hui avec mes propres ressources et inspirations, que ce soit dans la programmation de saison à l’Amphi, au festival du Péristyle, en été sous les arcades du bâtiment, ou dans les rendez-vous ponctuels que l’Opéra Underground peut proposer dans la Grande salle de l’Opéra. Mais aussi dans les projets de création qui pourront être impulsés tant en complicité avec les acteurs de la maison – l’orchestre, le chœur et la maîtrise, le ballet, le développement culturel, les équipes techniques… – qu’avec des partenaires extérieurs.

Quant aux conditions actuelles dans lesquelles j’ai été amené à prendre mes nouvelles fonctions, ma foi… Comme beaucoup d’autres, elles m’inclinent simplement à faire œuvre de patience et d’abnégation. Plus encore, elles m’obligent à une grande humilité, par égard pour celles et ceux qui, dans le monde de la culture mais aussi bien au-delà, en ont vraiment pris plein la figure ces derniers mois. Je sais où je suis, je sais la sécurité, la confiance et le soutien dont je dispose ici. Il n’est vraiment pas commun qu’une institution culturelle de cette stature abrite, défende et développe en son sein un projet comme l’Opéra Underground. En avoir conscience aide grandement à ravaler toute frustration. Dans l’empêchement qui est le mien, j’ai ce privilège de pouvoir encore rêver, imaginer, me projeter, échanger avec des artistes comme avec les collègues, préparer le futur – travailler, tout simplement. Y renoncer pour m’inscrire dans le registre de la complainte serait totalement déplacé.

Tu prends la suite d’Olivier Conan, que tu connais bien, dans une certaine continuité. Comment vas-tu imprimer ta marque ?

En trois ans, Olivier, qui arrivait de Brooklyn fort de 15 ans d’expérience et de programmation avec ce formidable club qu’est Barbès, a refaçonné l’identité de l’Amphi de l’Opéra. C’est lui qui a créé le label “Opéra Underground”. Il a engagé un processus de métamorphose et de développement selon des termes qui me conviennent très bien. Lui comme moi partageons, je crois, une même allergie pour les logiques de clan, l’esprit de chapelle. Je n’entretiens aucun fantasme aristocratique, les rendez-vous entre happy few m’ennuient, et tout ce qui peut appuyer le sinistre proverbe “Qui se ressemble s’assemble” m’accable au-delà du possible… Que l’amour de la musique – ou de toute autre forme d’art – puisse se traduire par le désir de ne rencontrer que des clones de soi-même, aux goûts et aux références similaires, ça dépasse mon petit entendement. Je trouve bien plus intéressant et amusant de regarder par la fenêtre que de traquer mon reflet dans tous les miroirs qui passent : c’est comme ça, et je ne me referai plus. Bien sûr, il est toujours émouvant de découvrir qu’on partage avec autrui une passion pour telle musicienne ou tel musicien, surtout s’il s’agit d’artistes un peu rares ou méconnus. Ça a même un petit côté miraculeux. On rencontre quelqu’un, et voilà qu’au bout de 5 minutes on s’échange déjà des noms qui sonnent comme autant de sésames, de codes secrets : soudain, le monde semble plus amical. Mais ça ne peut pas me suffire : si je rencontre une personne avec laquelle j’ai beaucoup de points communs, je vais vite être curieux d’en savoir plus sur ce qui, au contraire, nous sépare, nous distingue l’une de l’autre. Pour le coup, je me reconnais dans l’école de pensée d’un Nicolas Bouvier, qui partait sur les routes non pas pour se trouver (“Quelle catastrophe”, disait-il, “quelle piteuse idée !”), mais au contraire pour s’effacer peu à peu, “faire de la place”, et parce qu’il savait qu’il ne pouvait être meilleur qu’en se frottant aux autres.

Que ce soit aux Inrockuptibles, sur mon site L’Oreille Absolue, aux Tombées de la Nuit ou aux Nuits de Fourvière, j’ai eu cette chance et cette liberté de pouvoir suivre la voie d’un passeur non spécialisé, sans barrières ni pré carré. Cette voie-là, j’entends bien la prolonger avec l’Opéra Underground, qui ne doit être la propriété ou la bannière d’aucune secte, aucune coterie. Quand je me retrouve face à une esthétique qui, soudain, semble rebattre devant moi les cartes du sensible et de la pensée, me montrer le monde sous un angle inédit, peu m’importe qu’elle s’illustre dans le registre du jazz ou de l’electro, du rock ou de la world music, de l’expérimental ou de la tradition. Peu m’importe qu’elle me soit inconnue ou familière, qu’elle me rassure ou me déstabilise, qu’elle me connecte à la tendance du moment ou pas du tout. Mon désir impérieux, ce sera de vouloir la transmettre, la propager autant que possible ; voilà ma névrose à moi… C’est ce qui, à Fourvière, m’a par exemple conduit à proposer qu’on mette en avant des noms comme ceux de Moondog, Robert Wyatt, Pascal Comelade, Raphaël Imbert, Bertrand Belin…

Tout ça pour dire qu’Olivier avait son bagage, sa culture transversale, ses élans, ses intuitions, ses réseaux, et que j’ai les miens, qui forcément ne sont pas exactement les mêmes. Mais dans l’esprit, je souhaite que mon action au sein de l’Opéra Underground s’inscrive comme un écho à la sienne : c’est-à-dire dans un esprit de connivence, tout en me projetant ailleurs, inévitablement. Ce qui nous rapproche, c’est ce désir à la fois simple et absolu d’inventer un lieu de partage et de découverte qui soit aussi fidèle que possible à l’idée qu’on peut s’en faire. Prendre en main la direction d’un lieu comme l’Opéra Underground, c’est finalement comme quand on crée un groupe, ou une émission de radio : un jour, on décide de passer à l’acte pour combler un manque, rendre concret une forme idéale qu’on a en tête et qu’on n’a pas pu trouver ailleurs. C’est un geste assez adolescent, peut-être un peu mégalo, et sûrement très romantique… mais je ne vois pas comment envisager les choses autrement.

Je n’aime pas trop l’expression “musiques du monde”, comment décrirais-tu la programmation de l’Opéra Underground en quelques mots ?

Oh ! je ne suis pas fana non plus de cette expression… mais il y aurait beaucoup à redire aussi sur d’autres étiquettes du même acabit comme “musiques actuelles” ou “musiques urbaines”, hein ? Sans parler de cette distinction bien française entre “musiques savantes” et “musiques populaires”… Je me dis justement que la chance de l’Opéra Underground, c’est d’être un label plutôt qu’une étiquette, c’est-à-dire dans la défense d’un état d’esprit plutôt que dans celle d’un segment de marché ou d’une “filière” particulière… C’est l’esprit du Confort Moderne de Poitiers, tel que Bordage, Falceto, Benoist & co l’ont imaginé et lancé dans les années 80. C’est l’esprit du Lieu Unique de Nantes tel que Cyril Jollard l’a modelé, et qu’il recrée aujourd’hui à la Soufflerie de Rezé. En quelques mots : un appel à la libre circulation des désirs et des idées… Si, avec l’Opéra Underground, nous pouvons nous rapprocher des dynamiques, des brassages et des élans que ces lieux ont initiés et installés, j’en serai ravi.

Ceci dit, si on prend vraiment l’expression “musiques du monde” au tout premier degré, et si l’on considère que le monde s’étend de l’ultra local à l’international, du plus proche au plus lointain, alors je veux bien qu’on l’utilise pour qualifier notre programmation. Si on peut aussi bien y faire entrer Dick Annegarn que Les Filles de Illighadad, Vincent Courtois qu’Aquaserge, Kamel El Harrachi que La Féline, Crimi que Marc Ribot, moi, ça me va ! Après, je soulignerai quand même que l’Opéra Underground n’est pas qu’un lieu de musique et de concerts. C’est aussi un endroit où l’on peut (gratuitement) assister à des projections de films documentaires (la série Sur les Docs, conduite et animée par Samuel Aubin) ou à des conférences reliées aux opéras programmés dans la Grande salle (Go Maestro, L’École du spectateur…), où l’on peut écouter dans son intégralité le disque de chevet d’une invitée ou d’un invité (Le Disque du Siècle) ou encore se pencher sur les zones souterraines de notre passé, qu’il soit collectif ou intime (la nouvelle série Mémoire ouverte, que nous avons pu inaugurer cet automne avec une projection et une rencontre sur le 17 octobre 1961). Ces rendez-vous ne sont pas moins importants à mes yeux que les spectacles que nous proposons. Ils les prolongent et les éclairent, et l’un de mes désirs les plus chers est de les développer. Comme il se trouve au sous-sol, l’Amphi de l’Opéra a un côté “salle des machines” : il se prête très bien à des modules où l’on se penche sur la fabrication des choses, où l’on interroge autant les œuvres que leur création et notre rapport à elles, où l’on essaie de gratter sous la surface, de soulever le capot… Ces questionnements, cette volonté d’être dans la compréhension et pas seulement dans la consommation, on peut les décliner dans plein de directions différentes, sous des formats très divers. J’espère que nous pourrons très vite présenter ceux que j’ai en tête.

Depuis début novembre, tu proposes une vignette vidéo passionnante, « Le Disque du jour (sans fin) ». Comment a germé cette idée ?

Oh ! cette vignette est tout simplement née dans l’immédiateté de l’annonce du deuxième confinement, à la toute fin octobre. C’est une autre déclinaison de ce boulot de passeur qui est l’essence même de notre activité. A l’Opéra Underground, un gros mois de novembre se profilait, avec au programme une dizaine de concerts (Dick Annegarn, Trio Da Kali, Niño de Elche, Les Filles de Illighadad…), deux séances de “Sur les Docs”, une séance du “Disque du Siècle”, une semaine de résidence de création pour le spectacle “Sahariennes”, qui devait se jouer dans la Grande salle… Avec toute l’équipe, on se frottait déjà les mains, on se disait qu’on allait enfin voir ce qu’on allait voir, et entendre ce qu’on rêvait d’entendre… Et puis tout s’est évaporé comme un mirage. Alors, plutôt que de me morfondre, je me suis demandé ce que je pouvais faire pour envoyer quand même, comment dire… quelques signaux lumineux, quoi.

Lors du premier confinement, Olivier Conan avait convié un certain nombre de personnalités à présenter en vidéo, depuis chez elles, leur “Disque du siècle”. Ce format avait été très bien reçu, mais je trouvais un peu dommage de se priver de l’expérience sensible et physique que représente une séance d’écoute in situ, dans l’Amphi. Je craignais qu’en recourant à nouveau au virtuel, on finisse par épuiser et dénaturer ce qui fait toute la valeur de cette série… Alors je me suis dit que je pouvais, moi, me coller à l’exercice de manière plus simple et décalée, en présentant depuis chez moi non pas des “Disques du siècle”, mais des albums qui correspondraient à la programmation de l’Opéra Underground ou à l’actualité. Je me suis lancé avec les moyens du bord : filmage rudimentaire sur mon téléphone portable, plan fixe, pas de montage cut, pas de ton survolté ni publicitaire, pas de gimmicks ni d’animations, et une durée qui, dès le deuxième numéro, est passée allègrement au-dessus des 7 minutes. Bref, tout ce qu’il ne faut pas faire si on veut créer du buzz et tourner en boucle sur les réseaux sociaux… J’ai d’abord pris ça comme un jeu, une manière ludique de faire vivre un lieu de culture dans un temps où il est interdit de l’ouvrir au public. Or, à son échelle, le principe a plutôt bien pris, et les retours ont été globalement très positifs, bienveillants. Pas mal de gens m’ont dit qu’ils trouvaient agréable et surprenant d’entendre un programmateur s’exprimer ainsi sur la musique, avec passion et en n’ayant pas peur de sortir des formats minutés. Ça m’a beaucoup touché, évidemment, mais j’avoue que ça m’a aussi surpris, à mon tour. Parce qu’à priori, cet amour de la musique, ce plaisir de la partager et d’en parler, c’est quand même la racine et le cœur de ce métier, et je ne suis évidemment pas le seul à les cultiver. C’est peut-être ma manière de présenter les choses qui, simplement, a tranché.

Comment choisis-tu les disques et les artistes mis en avant ? Le premier, Dick Annegarn, devait se produire sur la scène de l’Opéra Underground, c’est partie remise ? Les suivants seront-ils programmés à l’avenir ?

Les quatre premiers épisodes ont en effet été consacrés à des disques d’artistes que nous devions recevoir à l’Amphi : Dick Annegarn, donc, puis Niño de Elche, Les Filles de Illighadad et le trio Vincent Courtois-Robin Fincker-Daniel Erdmann. C’est venu comme ça, spontanément. C’était bien sûr une manière de conjurer la déception de ne pas les accueillir, et d’atténuer notre impatience de les revoir chez nous – car nous avons travaillé au report de toutes ces dates, nous l’annoncerons tout bientôt. C’était aussi une façon de trouver un peu d’amusement et de plaisir dans une période qui, une fois encore, n’incitait pas vraiment à la légèreté. Et puis, avec le petit recul dont je dispose aujourd’hui, je me rends compte qu’en filigrane, ces quatre premiers numéros m’ont permis de raconter plus en détail ce qui, de fait, se trame derrière la programmation de l’Opéra Underground, ce qui l’anime et la fait vibrer. C’est ce récit dont je parlais plus tôt, celui qu’il me semble si important de chiader. Je ne l’ai pas du tout pensé comme ça au départ, mais je m’aperçois que ces vidéos font un peu office de présentation de projet ! Après tout, en regardant ce qu’aurait dû être la prog de novembre à l’Amphi, on peut légitimement se dire qu’elle déroule un drôle de générique : quel rapport peut-il y avoir entre des propositions artistiques apparemment aussi éloignées les unes des autres ? A titre perso, je leur trouve plein de liens secrets, de connexions souterraines, d’affinités profondes… Mais ça ne suffit pas : le plus gros du travail, c’est de rentre intelligible, lisible, tout ce réseau clandestin et passionnant de correspondances à priori biscornues… Ce n’est pas la partie la plus facile, mais je me dis que, comme auditeur, je n’ai pas été à trop mauvaise école, puisque la grande majorité des artistes qui ont formé ou déformé mon goût – pour ne citer que quelques figures tutélaires : Tom Zé, Pascal Comelade, le Penguin Cafe Orchestra, Vinicio Capossela… – ont cette capacité de transformer en évidences singulières les plus improbables télescopages et passages à la moulinette d’univers, de langages, de références… Il suffit donc de suivre leur enseignement – ou plutôt leur école buissonnière.

Quelle sera la fréquence de ces « émissions » ? Peux-tu nous donner un indice sur le prochain « invité » ?

J’ai enregistré quatre vidéos en deux semaines, et puis plus rien depuis un mois… Les aléas du direct, si l’on veut. Et surtout les conséquences de ces coups d’accélérateur et de frein brutaux auxquels nous avons été soumis depuis la fin novembre. Difficile, donc, de donner une fréquence précise à cette série de vidéos… Après les péripéties qui ont agité cette première quinzaine de décembre, il faut simplement que je trouve enfin le temps de remettre mes idées en place, et de me poser à nouveau devant mon téléphone pour blablater. Le prochain nom sur ma liste des Disques du jour (sans fin) est précisément un des éclaireurs que je citais plus haut : il s’agit de Comelade et son renversant Cut-up populaire. Je suis bien conscient que la France n’attend que ça, et par l’entremise de Soul Kitchen je me dois de la rassurer : la mise en ligne ne saurait tarder.

En écoute avec Richard Robert

Cabane & Fantasy Orchestra – Take me Home Pt. 2

Sorti au début du printemps, Grande est la maison de Cabane avait déjà été pour moi un jalon doré dans cette année de retrait, de silence et d’attente. Dans le genre pépite, son faux jumeau de décembre, The Remakes Series, se pose aussi là. Mention spéciale pour la relecture de Take me Home Pt.2 par la clique du Fantasy Orchestra de Jesse D. Vernon, qui donne chair à mon fantasme toujours vif pour les grands ensembles mouvants et pas aimables à classer – Penguin Cafe Orchestra, Lambchop, Sun Râ Orkhestra, Bel Canto Orquestra, Maher Shalal Hash Baz… Plus le temps passe, plus je suis sensible à la beauté visuelle de la musique collective en situation, de ce qui s’ébranle dans le jeu, le chant et le grand tremblement des instruments actionnés à plusieurs, de ce qui se trame comme commerces tangibles ou souterrains dans ces moments-là. Quand je regarde Thomas Van Cottom, Kate Stables et le Fantasy Orchestra dans la vidéo tournée par la Blogothèque, j’ai envie de vivre dans cette chanson, cette situation. C’est un monde habitable, une grande maison accueillante – ce que je ne sais plus quel poète appelait “un réconfort de formes”.

Cabane ft. Kate Stables & The Fantasy Orchestra | A Take Away Show

Mocke – Parle Grand Canard

Ce disque aurait pu s’intituler Cubiste est la maison. Il y a quelque chose d’ensorcelant dans l’approche que Mocke a du jeu, de l’écriture et de la forme, son art de la ligne brisée, de l’angle inattendu, de l’enfourchure-surprise, sa manière de faire tourner rond ce qui ne l’est pas du tout, d’organiser l’accidenté, d’imbriquer plans horizontaux et verticaux, perspectives et volumes, chemins et structures, sans que jamais la logique de ses constructions ne s’en trouve affaiblie, ni engoncée dans une virtuosité vaniteuse ou dans l’apologie complaisante d’une bizarrerie épate-bourgeois. A chaque fois que j’écoute cette pièce-gigogne qu’est Quel est ton parcours ?, j’ai la sensation qu’elle se boulonne et se monte en direct devant moi ; et, à chaque fois, selon des points de vue qui semblent se renouveler, se juxtaposer et se répondre, une géométrie poétique instantanée dans laquelle l’auditeur n’est pas le dernier invité à prendre part.

Mocke – Quel est ton parcours ?

Ashley Paul – Ray

Depuis sa sortie il y a un mois, je reviens régulièrement dans cet album de la chanteuse, saxophoniste et clarinettiste anglaise Ashley Paul, ici en conversation à la fois intime et distante (merci qui ? merci le confinement) avec Otto Willberg (contrebasse) et Yoni Silver (clarinette basse). Ray est une chambre aux secrets qui ne livre ses clés qu’au compte-gouttes et de manière aléatoire. C’est une sensation merveilleuse de se dire que mon entendement mettra peut-être des mois, voire des années, à faire le tour de ce recueil épuré de comptines et d’instrumentaux dans lequel souffle sans cesse l’esprit du free. Le silence y creuse son trou, sans dessiner pour autant un joli petit jardin zen : il y pousse comme le chiendent, déstabilise les harmonies, ajoure les trames mélodiques qui se balancent et s’effilochent, blanchit la voix, diffracte les notes des bois qui viennent pointiller ou zébrer la toile. Par moments, on jurerait entendre une Stina Nordenstam qui, au lieu de s’enfoncer dans le mutisme, aurait pris le parti de pousser son langage vers une abstraction libératrice. C’est tout bonnement splendide.

Ashley Paul - Ray

Manuel Bienvenu – Glo

Encore un assemblage épatant de formes, de timbres, de registres, de forces humaines… A mes yeux, Manuel Bienvenu se trouve à l’intersection du savant et de l’artisanal – un endroit fort enviable, peu fréquenté et très fréquentable, où l’on croise des génies de grand chemin comme Robert Wyatt, Tom Zé, Juana Molina, David Garland, Mark Hollis… Un terrain toujours mouvant et subtilement évasif, où l’on se fiche très vite de savoir si on est en pays pop, jazz, electro, que sais-je…Glo appuie ses architectures souples et coulissantes sur des armatures de synthés rares ou vintage, sur lesquelles glissent des motifs de chant, contrebasse, guitare, clarinette basse, cuivres, pedal-steel, percussions, sans que jamais l’ensemble ne vire au catalogue sonore. On est dans le jeu primitif de la création musicale, mais le cerveau, le cœur et les mains de Bienvenu lui donnent sans cesse le goût et le parfum de l’invention, en usant de formules (magiques) qui semblent autant emprunter à la mécanique des fluides qu’à la mathématique combinatoire. C’est là un compliment, bien sûr. En vieillissant, le “littéraire” (comme on dit bêtement chez nous) que je suis a fini par comprendre les inépuisables ressources poétiques et sensibles de la science. Et c’est comme si Glo m’accompagnait un peu plus loin encore dans cette découverte, cet éveil.

GLO manuel bienvenu – #1 camouflage (minecraft)

The Magic Lantern – Winter (Bill’s Song)

Depuis mon départ des Inrocks en 2009, j’ai renoncé sans regret à composer des tops de fin d’année – l’idée de classer et hiérarchiser mes écoutes des douze derniers mois m’arrache des hurlements d’ennui. Cela étant, comme je ne suis pas moins joueur ni plus affranchi de la bonne vieille logique calendaire qu’un autre, il peut m’amuser de désigner LA pièce musicale qui, à mes yeux, ferait une bonne photo de l’année écoulée. L’œuvre qui contiendrait toutes les autres et m’épargnerait ainsi le boulot d’un palmarès : mon Top 1, en quelque sorte. Une année, il y eut comme ça La Retenue de Pain-Noir ; une autre, ce fut Pire de Dick Annegarn (dans sa version live à la tévé). En 2020, je crois que c’est Winter (Bill’s Song) de Jamie Doe, alias The Magic Lantern, qui m’a le plus poursuivi – ou après laquelle j’ai le plus couru, puisque ce genre d’obsessions a toujours un côté circulaire. C’est une aventure de poche comme je les aime. Ça dure moins de cinq minutes, et dans ce périmètre resserré s’empoignent avec ferveur toutes les qualités qu’on peut souhaiter à une chanson : génie frémissant de l’écriture et de l’interprétation, arrangements tout en poussières mordorées, harmonies qui s’entrouvrent comme des orchidées rares, lyrisme taillé au plus juste. Je recommande le EP The Life That I Have dont cette grâce est issue, tout comme le mini-album de piano solo que Doe vient de sortir sous le titre My Soul is a Strange Country. (Il y a aussi cette très belle version live qui, à ce jour, a récolté l’exceptionnelle moisson de 7 vues).

The Magic Lantern – Winter (Bill’s Song)

This Is The Kit – Off Off On

Quand elle n’illumine pas les pièces de Cabane, Kate Stables éclaire son propre foyer, This Is The Kit. Là, elle pratique un art de la circonvolution mélodique, de l’arrangement à tiroirs et de l’horlogerie rythmique qui déjoue toutes les attentes et écarte toutes les banalités collant à la vulgate pop-folk (pour aller vite). Parmi les innombrables feux dansants qui font de Off Off On une œuvre lumineuse et subtile, il y a cette association entre, d’une part, la clarté de trait du chant, l’électrisante détermination avec laquelle, à dos de banjo, de guitare ou de cuivres, elle embarque ses chansons d’un point à un autre de son horizon, fusse en usant de zigzags ou de superbes sinuosités ; et d’autre part le nuage de questionnements et de doutes que tout ce disque soulève dans son sillage, les grandes failles qu’il longe de la première à la dernière seconde. Pour le dire autrement : c’est une ode radieuse, d’une folle santé, à la fragilité du monde et à notre précarité d’humains. Incidemment, je viens d’apprendre que Kate Stables connaît James Doe (The Magic Lantern) et qu’elle rêve de travailler avec lui. Le genre de connexion qui, pour quelques minutes au moins, peut me convaincre que le monde, par endroits, tourne encore rond.

This Is The Kit – Off Off On

Olivier Longre – Amore Disamore

Le fait que cet album ne soit pas encore sorti, et qu’une amitié solide me relie à Olivier Longre, pourrait me pousser à une certaine réserve – mais à la réflexion, je me dis que c’est bien sotte pudeur que de rougir du talent de ses amis… Après ses envoûtantes Lettres à Jeanne, Olivier pousse un cran plus haut encore le principe d’une musique instrumentale qui n’est pas là pour faire tapisserie ou illustration, ni pour évoquer une énième BO de film imaginaire. Pour lui, l’art de la composition – qui est à la fois écriture, exécution, choix des timbres, placement des sons – est d’abord un médium idéal pour explorer les zones sensibles, les zones de frottement indécises entre le réel et le songe, la contemplation du monde et les constructions mentales qui en découlent, le présent et la mémoire, l’empreinte des choses et leur disparition. Avec Les Villes invisibles d’Italo Calvino comme point de départ et d’inspiration, Amore Disamore puise dans un bouquet instrumental précisément agencé (piano, clarinette, sax soprano, flûte, violoncelle, contrebasse, harmonica…) pour déployer des espaces sonores subtilement évasifs, où passent les spectres amis de Mark Hollis ou Federico Mompou, et où, par endroits, coule aussi en italien la voix parlée de Fabio Viscogliosi. C’est également un très bel éloge de la discrétion. Une manière d’être au monde qui – ce disque l’illustre ô combien – est selon moi l’une des meilleures clés de compréhension et de partage de cet étrange privilège qui nous unit : exister.

Olivier longre – Amore Disamore (extraits)

Louis Philippe & The Night Mail – Thunderclouds

La figure du rebelle si chère au rock et à sa mythologie ne m’a jamais trop intéressé – ce n’est guère plus que le reflet inversé du conformiste, hein, alors à quoi bon… J’ai une attirance bien plus prononcée pour celles et ceux qui creusent obstinément leur chemin en se fichant de savoir s’ils sont dans les clous de leur époque ou à côté, en règle ou pas avec le goût du jour, telle ou telle norme supposée, etc. Philippe Auclair a toujours été de ceux-là. Depuis plus de trente ans, il enfonce son clou avec une distinction absolue. Dans sa manière de défendre la pop de très haut niveau, à distance de ses clichés et de ses minauderies. Dans cette façon de l’envisager comme une musique-carrefour, ouvrant autant sur le jazz que sur la soul, sur la musique classique du XXe siècle comme sur la musique de films. Ou encore dans ce soin avec lequel il entretient au fil du temps un bel esprit de compagnonnage, que ce soit avec Danny Manners, Stuart Moxham et d’autres… Il fait œuvre de radicalité au sens premier du terme : en n’oubliant jamais la racine de son geste musical, il se donne la possibilité de le déployer et le développer encore et toujours. Thunderclouds le montre plus que jamais comme un grand virtuose de la nuance – cette richesse dont ce monde qui court à sa perte ne veut plus entendre parler. C’est une forme d’extrémisme qui me paraît autrement marquante et généreuse que bien des agitations d’experts en provoc soucieux de leur image.

Louis Philippe – The Man Who Had It All, Live at Rimshot Studio

Peter Broderick – Blackberry

En 2020, on a beaucoup entendu le grand lamento des confinés, la complainte des complotistes, et plein d’autres chœurs plus ou moins articulés de-ci de-là : la bande-son moyennement harmonieuse et souvent très intrusive de Covidland. Pendant ce temps, Peter Broderick, lui, sortait un album d’une limpidité de source, rendant un vibrant hommage à la mûre – le fruit, oui. Bon, Blackberry est bien sûr un peu plus que ça. Broderick appelle ça de la “pop-folk de chambre expérimentale”, parce qu’il l’a enregistré seul dans la chambre de son appart’ londonien. Mais attention, pas d’arte povera ici : les arrangements pour guitares, banjo, batterie, violons, synthés, glockenspiel ou mélodica, luxuriants et aérés, regorgent de trouvailles si réjouissantes qu’on jurerait que la musique, partout, sourit. Le titre d’ouverture est une ballade qui rappelle le coq troubadour de Robin des Bois, mais avec la voix d’Arthur Russell, l’un des modèles de Broderick. L’esprit de Russell et de Broderick semblent d’ailleurs planer ensemble, en majesté, sur tout ce qui suit – chansons fleuves, folksongs suspendues, crooneries profondes… “You can only be as happy as the world that you live in /And the world’ll surely tell you how she’s feelin’ if you listen” : ce sont les premiers mots de l’album, et ça résume tout. Blackberry est un précis de savoir-vivre, savoir-chanter, savoir-jouer et savoir-entendre dans le monde en capilotade d’aujourd’hui. C’est le disque le plus euphorisant que j’écoute en ce moment.

Peter Broderick – Ode To Blackberry

Pascal Comelade – Le Cut-Up Populaire

Le Parrain des musiques de travers(es), le Guide Suprême de l’instrumental qui n’a pas de nom, le King du rocanrol sans âge et du tatapoum universel, le Grand Manitou des dancings interlopes, le Grand Vizir des esthétiques qui grattent, le Pied Nickelé des as de la kleptomanie raisonnée et du trafic d’influences organisé, le Phare des mélomanes sorties de la niche sans laisse ni collier, le Marionnettiste qui tire les ficelles du monde renversé, le Grand Migou du minimalisme aux idées larges, bref : le meilleur d’entre nous tous. Je n’en dirai pas davantage, puisque je prépare en vidéo un “Disque du Jour (sans fin)” du genre édifiant à son sujet. Une chose, quand même : en visionnant le documentaire que lui a récemment consacré France 3 Occitanie, je me suis dit que Comelade vieillissait magnifiquement bien, tant il avance plus que jamais avec le désir de ne s’embarrasser d’aucune obligation, d’aucune contrainte à la con, et de ne suivre que la pente de ses inspirations et des bonnes rencontres qui la jalonnent. A part Bill Callahan, je ne vois pas beaucoup d’autres mecs, actuellement, dont le parcours en musique se traduit par un épanouissement aussi souverain, et pas cucul pour un rond.

Pascal Comelade – Le Cut-up populaire

Niño De Elche – Antologia Del Cante Flamenco Heterodoxo & Colombiana

Emballons l’énergumène par une formule toute faite : Niño de Elche est “l’esprit frappeur du flamenco”. Et précisons que cette formule est même un pléonasme, puisque pour lui, la caractéristique du flamenco, son identité première, est précisément d’être un esprit frappeur. Pour éviter de me paraphraser, voici ce que j’ai pu dire à l’oral.

Niño De Elche – Soledades de la Pereza

Colleen – The Golden Morning Breaks Et Les Ondes Silencieuses

Cécile Schott, alias Colleen, vient d’annoncer que son septième album était en boîte, et qu’elle préparait déjà le huitième. Cette double perspective ne m’a pas seulement réjoui : elle m’a aussi incité à reprendre tout son parcours, depuis Everyone Alive Wants Answers (2003) jusqu’à A Flame My Love, A Frequency (2017). C’est un chemin éminemment personnel qui, étape après étape, illustre l’un des plus grands bienfaits de la musique : la joie d’apprendre, le plaisir intense – quoique souvent difficile – de la recherche. Colleen réussit aussi ce prodige alchimique de transcrire au cœur de son travail tout ce qui fait la substance, l’expérience, les aléas et les à-coups d’une vie, sans jamais y imprimer la lourdeur d’une confession littérale ni d’un déballage de secrets : c’est une mise à nu sublimée, une intimité qui se révèle sans s’exhiber. Je n’ai pas élu ici The Golden Morning Breaks et Les Ondes Silencieuses par préférence – Colleen est l’une des rares artistes dont je place très haut toutes les productions, alors même qu’elle ne reprend jamais tout à fait les mêmes approches ni les mêmes outils. Ce serait plutôt pour des raisons sentimentales, puisque ces albums furent pour moi deux occasions de rencontrer et d’interviewer Cécile, dont les propos sur la création musicale sont toujours d’une remarquable acuité.

Colleen – This Place In Time

La programmation de l’Opéra Underground et sa chaîne youtube.

Lyonnais qui revendique sa mauvaise foi car comme le dit Baudelaire, "Pour être juste, la critique doit être partiale, passionnée, politique...", Davantage Grincheux que Prof si j'étais un des sept nains, j'aime avant tout la sincérité dans n''importe quel genre musical...

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