45 tours de confinement est un livre un tantinet érudit, très subjectif et surtout foncièrement très amoureux de la musique. 45 tours de confinement n’est pas un plat de la Nouvelle Cuisine. Non ce livre est un peu comme les plats en sauce d’une auberge renommée, connue des esthètes et des gourmets. Pour résumer l’affaire, on y fait bombance. Le maître de maison, premier quand il s’agit de faire ses agapes musicales, vous convie à sa table. Vous repartirez les oreilles pleines et vous filerez acheter les mêmes plats chez votre disquaire de quartier. Si vous avez encore un disquaire dans votre quartier évidemment.
Entretien avec le cuistot.
Comment est née l’idée de faire ce livre ?
Bertrand Loutte : Un peu comme un Génie hors de sa lampe, l’idée est sortie d’une boîte (et d’une bouteille aussi, reconnaissons-le), sans prévenir. Le plus étonnant est qu’elle ait survécu à la gueule de bois du lendemain. Je le raconte à deux-trois reprises dans le livre, mais retournons-y. J’ai pour habitude certains soirs de semaine, et de weekend aussi, de me retirer dans mes appartements, telle une grande bourgeoise délaissée, quand le reste de la famille s’adonne à une occupation que j’affectionne peu (série télé ou jeu de société). Il y a dans mon bureau une quantité assez conséquente de disques vinyle, pour certains littéralement en vrac. Au risque d’en surprendre certains, l’ordre et le classement ne sont pas au nombre de mes amis. Ce soir-là, soir du premier jour de confinement, j’opte pour une session d’écoute de 45 tours et me mets à fouiller dans diverses boîtes, sans but, m’en remettant à la découverte hasardeuse. Je tombe donc sur un exemplaire dont j’avais oublié l’existence, intitulé The Sound Barrier. Non seulement je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit, mais j’oublie que c’est là, la traduction du « mur du son ». Je reste juste bloqué sur le terme de « barrière », mot dont on nous rabat les oreilles depuis des semaines. Et je me dis qu’il doit exister pléthore de disques présentant un rapport avec le confinement, le virus, le chez soi, la maison et le monde (pour reprendre le titre d’un film de Satyajit Ray et d’un roman de Tagore) tel qu’il se trouve désormais bouleversé. J’en réunis une quinzaine en moins de temps qu’il n’en faut pour en écouter trois et reconnais que ce serait amusant d’en poster un par jour sur Instagram. Sauf que le 17 mars je ne suis sur aucun réseau social – je sais à peine à quoi ça sert et comment ça fonctionne. Je laisse tomber et vais me coucher, persuadé que l’idée ne survivra pas au matin. Et pourtant, le 18 mars, elle est toujours là, vaillante. Je me souviens alors que Thomas de Section26 me tanne depuis plusieurs mois pour que j’écrive sur le site et que je botte systématiquement en touche. Pourquoi alors ne pas lui proposer d’écrire une chronique par jour, un texte qui serait à la fois un minimum érudit mais qui surtout, prenant le prétexte d’une chanson, d’un titre, d’une pochette, tiendrait de l’échographie intime et domestique au temps de la pandémie ? J’écris promptement une version démo à propos de The Sound Barrier. Section26 donne son accord dans la foulée et le 19 mars le texte, nullement remanié, est en ligne. C’est parti, et on se dit que dans quinze jours tout ça sera plié. Pauvres de nous.
The Sound Barrier – Fasten Your Seatbelts We’re Off To Suburbia
Quel est ton rapport à l’écriture avant ce livre ? Et avant ce confinement ?
J’ai écrit, à partir de la fin du siècle dernier, dans les pages cinéma des Inrockuptibles pendant près de 8 ans, là encore en traînant d’abord les pieds, repoussant à plusieurs reprises l’invitation lancée par mes camarades Serge Kaganski et Frédéric Bonnaud. J’ai trouvé ça facile et amusant pendant un temps, puis la donne s’est inversée, c’est devenu laborieux et pesant, je n’arrivais plus à prendre l’exercice avec légèreté. Jusqu’à effleurer ce sentiment d’être un imposteur. J’ai lâché l’affaire en 2006, sans regret. J’ai continué sous pseudo pour quelques gazettes, puis me suis concentré sur ce que je savais faire : des textes courts, écrits souvent d’un seul jet parce que jetables, pour des reportages télévisés. Je ne suis nullement graphomane, et la notion de plaisir est prépondérante. Si écrire nécessite de se donner trop de mal, ça n’en vaut pas la peine. Je n’ai jamais eu la prétention ni même l’envie d’écrire un livre. Ces 45 textes nés sur un coup de tête en sont devenu un sans que je le prémédite. Je m’en réjouis mais l’intention n’était pas là. Si le livre existe, c’est un peu par accident, comme un enfant non désiré qu’on est finalement totalement heureux d’accueillir. Mais dont on se dit qu’il ferait mieux de rester fils unique. Jusqu’au jour où…
Comment as-tu écrit ces chroniques ? Il y avait un rituel ? Une plage horaire dédiée ?
Pas de rituel, mais des habitudes qui se sont installées, puis ancrées un peu malgré moi. Déjà, et je ne m’explique toujours pas pourquoi, je n’ai pas écrit dans mon bureau, cerné par les disques, mais à la table de la salle à manger. Et je n’ai réalisé cela que tout récemment. Bon, j’imagine que je ne voulais pas en rajouter dans la réclusion volontaire, mais ça m’a obligé à composer avec quelques éléments. En premier lieu le lever outrageusement matinal de mes gamins qui, à peine debout, ‘napalment’ toute quiétude sur leur passage. Dès lors, il me fallait me mettre au travail de bonne heure, vers six heures du mat’, histoire de pouvoir jouir d’une paire d’heures de tranquillité. Ensuite, la maisonnée se mettait à vivre et il fallait que j’accélère. Quitte à précipiter et bâcler la fin de certains textes. En fin de matinée, la journée reprenait son cours, à base de menus travaux domestiques, de devoirs scolaires et autres leçons en distanciel. A l’heure de l’apéro (le second, celui du soir), je relisais puis envoyais le texte à Thomas qui le postait le lendemain en début d’après-midi. J’avais donc peu ou prou vingt-quatre heures d’avance sur la publication. Je réfléchissais plus ou moins à la suite, me documentais parfois, et en général à l’heure du coucher, je savais sur quoi j’allais gratter au réveil. Il y a eu évidemment quelques coups de mou et autres impondérables. Comme cette fois où j’ai rejoint aux aurores les urgences ophtalmologiques de l’hôpital Cochin (à 50 bornes de chez moi) après m’être reçu la veille un projectile dans l’œil en tondant la pelouse. J’étais là à attendre comme un crétin qu’on me soigne alors que j’aurai dû écrire (mais ne me demandez pas sur quoi, je n’en ai pas le souvenir). De retour à la maison sur le coup de midi, j’ai passé 30 minutes à tenter de remettre la main sur un 45 tours où je savais trouver un dessin de tondeuse à gazon sur la pochette. C’est ainsi que j’ai écris au débotté (et exceptionnellement à partir de 14 heures) sur Aprahan des Sugargliders, un disque paru sur le label Sarah, une de mes marottes de collectionneur que j’avais jusque là délaissé, faute de trouver un titre en relation avec le confinement.
J’ai failli envoyer tout balader à deux-trois reprises. Le 22 avril, je me suis levé pour écrire sur je ne sais quoi, puis me suis recouché illico, sec et laminé. Cela a donné lieu à un texte de quelques lignes autour d’une chanson des Smiths clamant que cette plaisanterie ne faisait plus rire personne.
Car au départ, il n’était pas vraiment question de tenir 45 jours durant. On avait plutôt la quinzaine dans le viseur. Puis finalement, ça a fait sens : 45 tours, 45 jours. Un ami s’est gentiment moqué en glissant que la couleuvre que je suis aurait été mieux inspirée de choisir le format 30 cm en 33 tours. Je ne suis pas mécontent de lui avoir donné tort.
The Sugargliders – Ahprahran
Tu réhabilites quelques groupes dans ce livre. Je pense notamment aux Soup Dragons qui sont, au final, assez peu présents dans la presse ces dernières décennies. Il y a une volonté politique avec ce livre ?
Réhabiliter les Soup Dragons, vraiment ? Franchement, j’ai mieux à faire. Je crois même que sur toutes les chansons sélectionnées, c’est celle que j’aime le moins. Seulement, ce titre des Stones revisités par les Soup Dragons s’est imposé d’entrée. Je l’ai exhumé très rapidement, quasi dans la foulée de The Sound Barrier (ce qui a fait dire à Etienne Greib, jamais à cours de pertinence instantanée, que malgré mes dénégations je classais mes disques par ordre alphabétique) et j’ai immédiatement su que ce serait le disque qui viendrait clore la série. A cause de la liberté retrouvée qu’annonçait le titre, et surtout à cause de la pochette, où le virus nous saute à la gueule. Mais si j’ai une certaine estime pour les premiers crépitements du groupe, j’en ai beaucoup moins pour la suite de sa production, limite boursouflée, à l’image du devenir bodybuildé de son leader Sean Dickson.
Si cette sélection est plutôt en accord avec mes goûts, elle est loin de les refléter totalement, ou de mettre en avant mes préférences. Il fallait qu’existe avant tout un lien entre le titre (ou le visuel) et la situation quotidienne vécue (cette « angoisse molle », pour citer deux fois Etienne dans le même paragraphe). Alors oui, c’est parfois tiré par les cheveux, voire totalement inexistant aux yeux de certains lecteurs. Mais s’il y a quelque chose que je me fais fort de revendiquer, c’est ma mauvaise foi. Si j’avais tenu à réhabiliter certains titres ou groupes scandaleusement mésestimés, on aurait trouvé ici ou là Take The Skinheads Bowling de Camper Van Beethoven, The Leanover par Life Without Buildings, et au moins trois titres de Unrest, Grenadine et Air Miami, formations emmenées par Mark Robinson, secret le mieux gardé ou oubli majeur de la pop music de ces trente dernières années.
Donc la seule politique privilégiée est moins la politique des auteurs que celle des hasards (qui font parfois bien les choses). Par ailleurs, si j’ai eu la tentation de l’ouvrir de façon plus appuyée, je me suis abstenu d’emmener ces chroniques sur le terrain miné du politique. Chacun, à ce moment là et encore aujourd’hui, disant tout et n’importe quoi à propos du virus, je n’ai jamais prétendu être à même de mieux m’extraire du bourbier.
https://www.youtube.com/watch?v=gKfMlQ7KWFE
Pourquoi avoir fait tomber au champ d’honneur Kid Pharaon ?
Il est loin d’être le seul recalé. J’ai une liste fournie de titres qui ont été rapidement sélectionnés avant d’échouer sur la grève. Au premier chef desquels le Ghost Town des Specials. Probablement que j’ai été une fois de plus totalement inhibé par le génie de Jerry Dammers et que je ne me suis pas senti la légitimité d’écrire dessus. Mais on peut également citer Dear Prudence (la version Siouxsie and the Banshees), Adieu Paris des Fils de Joie, Daft Punk Is Playing At My House de LCD Soundsystem, Plan B des Dexys, A.F.P. de Warum Joe, Diet des Au Pairs, Attention Stockholm de Virna Lindt. Je ne m’interdis d’ailleurs pas d’ouvrir un Salon des Refusés et de traiter prochainement et succinctement de ces titres, – je ne sais pas encore où ni comment.
Pour en revenir à Kid Pharaon, je pense que j’ai eu la flemme de relire Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski avant de m’atteler à son cas. Je crois surtout que la figure du Kid ne mérite pas qu’on lui fasse un sort en trois heures et 10 000 signes. Il est temps de prendre le temps (pour causer comme Didier Barbelivien, autre absent notoire) d’écrire son histoire avec la foi, la fougue et le sérieux nécessaires. Qui pour enfin s’y coller ? J’ai ma petite idée là-dessus.
Est-ce que tu as redécouvert des singles grâce à ce confinement ?
Un certain nombre, oui. Déjà, le premier, The Sound Barrier. Puis, dans l’ordre du bouquin, les Missing Scientists, The Passage (j’ai tous les albums, j’ignorais que ce 45 tours dormait dans une boîte. Je n’ai même pas le souvenir de me l’être procuré), le Material avec Archie Shepp et Whitney Houston, Nicky and the Dots (c’est d’ailleurs assez mauvais, mais le titre – Never Been So Stuck – résumait parfaitement la situation). Avec un cas particulier : le Gezundheit de Palace. Au milieu des années 90, j’achetais systématiquement tout, pets de lapin compris, ce que pouvait sortir Will Oldham. Mais à l’époque je n’ai pas dû écouter ce titre plus de deux fois. Pourquoi ? Mystère. Il est tellement atypique au sein de sa discographie que je n’ai pas dû voir passer l’ovni quand il était à proximité. Le redécouvrir a été une bénédiction.
J’ai découvert grâce à toi 88 Lines About 44 Women… Et je l’ai donc écouté comme un demeuré pendant des heures et des heures. Tu es donc responsable de mon probable futur internement. Que répond l’accusé ?
Qu’il a lui-même été dans la position de la victime consentante quand il a découvert ce titre en février 1992, par la grâce d’une réédition Rough Trade. Cette chanson est plus contagieuse et virulente que le variant britannique désormais au devant de la scène. Je l’ai écouté en boucle à l’époque, et le nombre 44 m’a autorisé, avec toute la mauvaise dont je me targuais plus haut, à l’intégrer à cette position dans la sélection.
S’il ne fallait garder qu’un 45 tours ? Un nom. Aucune justification.
At Last I Am Free, une chanson du groupe Chic, ici sublimée par Robert Wyatt, prétendant (et favori) au titre de « most wonderful human being ».
45 Tours de Confinement de Bertrand Loutte est disponible chez Section26 / Chicmédias.