Après les refrains chics de Chelsea et les eaux profondes de Melville, Emmanuel Tellier a fait franchir l’océan Atlantique aux membres du 49 Swimming Pools pour partir à la rencontre d’Everett Ruess et de sa légende. L’écriture de Tellier a donc été modelée par cette quête, en témoigne les deux extraits des chansons disponibles dans les vidéos ci-dessous (la première vidéo contient un extrait de When I go I will leave no trace et la seconde The Thousand Year Long Road).
Proche des photographes Ansel Adams, Edward Weston et Dorothea Lange, Ruess vécut au début du vingtième siècle et donna raison à Paul Nizan en se volatilisant à l’âge de vingt ans. Sa mystérieuse disparition a inspiré Jon Krakauer pour son livre Into The Wild et intéresse toujours les gens de l’Utah et… Emmanuel Tellier.
Un secret bien gardé
Comment as-tu découvert Everett Ruess ?
Emmanuel Tellier : Pendant l’été 2013, lors d’un voyage aux États-Unis. L’un de mes meilleurs amis est américain, il vit à Salt Lake City. Au Sud de l’Utah, à quatre heures de route de Salt Lake, David et sa famille ont une maison dans une petite ville qui s’appelle Torrey. Cet endroit assez incroyable – avec une grande rue centrale façon western – est une des portes d’entrée vers les parcs nationaux de la région. D’abord, le parc de Capitol Reef, qui démarre littéralement dans le jardin de mes amis, puis un peu plus loin Bryce Canyon, Zion, Arches. Quiconque a eu la chance de voir ces paysages de folie sait à quel point ils peuvent subjuguer, envoûter, aimanter.
Discographie
49 Swimming PoolsBref, chez eux, à Torrey, sur une table basse, se trouvaient deux livres consacrés à Everett Ruess. D’abord un recueil de ses lettres à sa famille – généralement le premier livre que les gens lisent à son sujet. Puis une des trois biographies qui lui ont été consacrées, en l’occurrence la moins bonne des trois, celle de David Roberts. J’ai mis un peu de temps à entrer dans ces livres. Comme si je savais que ce cheminement n’allait pas être sans conséquences, et qu’une fois « dans l’histoire », je ne pourrais absolument plus faire demi-tour. J’ai un peu tourné autour, je lisais deux ou trois lettres, puis je reposais le recueil. Mais assez vite, en parlant de cette histoire avec mes amis, j’ai pris conscience d’une dimension qui m’a beaucoup intéressé : ce jeune type, pourtant disparu très jeune, à peine vingt ans, a un statut que je qualifierais de « héros discret ». Dans cette région du Sud de l’Utah où les gens sont très proches de la nature, Everett Ruess est un vrai sujet de fierté. Son histoire n’est pas tellement connue – hors de l’Utah, rares sont les gens qui la connaissent -, mais « ceux qui savent SAVENT ». C’est une sorte de secret bien gardé, une histoire qu’on se raconte le soir au coin du feu.
49 Swimming Pools / Emmanuel Tellier – La disparition d’Everett Ruess – une histoire américaine
D’où est né ce besoin de partir sur ses traces ?
Emmanuel Tellier : Enfant, j’ai dévoré les aventures de Tintin. Tous les albums, que je pouvais parfois lire trois fois de suite le même été. Je me demande même si ce n’est pas ça qui m’a donné envie d’être journaliste. Pourtant, on ne voit que très rarement Tintin « pratiquer » son métier de reporter, mais j’étais subjugué par ses départs en voyage, les bateaux, les avions qu’il prenait. En découvrant les premières photos d’Everett, puis en dévorant les quelques livres qui parlent de sa courte vie, j’ai eu l’impression de découvrir un Tintin inédit. Un Tintin plus calme, un Tintin contemplatif.
Il y a donc cet aspect « aventure » qui est très important et peut convoquer chez les Européens que nous sommes des images de Rimbaud, de Saint Exupéry, qui sont un peu des cousins de Jack London – ou du Thoreau de Walden. Mais plus que l’aventure en elle-même, c’est le côté « insoumission » qui m’a touché. Everett Ruess ne voulait pas d’une vie ordinaire. D’une vie en ville, avec de bonnes études, un bon travail à la clé, la messe le dimanche et deux semaines de vacances à la mer. Il ne voulait pas rentrer dans le rang.
Pour lui, la vie valait mieux que ça. Il a donc, au sens propre comme figuré, choisi la désertion, en partant à l’aventure dans les déserts. Qu’un gamin de 16 ou 17 ans soit capable de faire un choix aussi radical, capable d’une telle insoumission, est quelque chose qui ne peut qu’interpeller. Et ça donne à cette histoire, qui est « très américaine » par bien des aspects, un caractère également universel.
A la conquête de l’Everett
Certains chansons ont été écrites lors d’un voyage dans l’Utah. C’est une nouvelle manière de travailler pour le groupe ?
Emmanuel Tellier : La chance que nous avons dans ce groupe, c’est qu’il n’y a pas de manière établie de travailler : tout se fait à l’instinct et par déductions successives. A Torrey, chez mes amis, il y avait une guitare acoustique, et donc sans y penser, sans même m’en rendre compte, j’ai écrit trois ou quatre premières chansons en rentrant des marches dans les canyons que nous faisions la journée. Depuis la période Chelsea, j’ai toujours écrit plutôt facilement, mais là, c’était encore plus limpide que d’habitude : j’avais des bouts de lettres d’Everett en tête, des mélodies qui me semblaient évidentes, et je n’avais plus qu’à assembler les choses.
J’ai écrit le reste du disque plus tard, de retour en France, mais en ayant toujours le sentiment d’être là-bas, les pieds dans la poussière des canyons. J’avais des images en tête, le rythme de la marche à l’esprit, des sensations de chaleur, de soleil et les chansons se sont construites sans effort. Au départ, je n’avais pas forcément pensé « faire un album sur Everett Ruess » ; mais quand j’ai eu une dizaine de titres sur papier, il a fallu se rendre à l’évidence. Avec le groupe, on a avancé sur ces chansons tranquillement, d’abord en acoustique, avec des guitares autour d’un piano. Puis dans le studio de Fabien. Là aussi, ça s’est fait incroyablement naturellement, sans effort. Sans tomber dans un truc mystique qui ne nous ressemblerait pas, on a eu le sentiment, depuis le début, d’être les interprètes d’un truc qui nous dépasse, un truc qui nous a précédé. Il y a avait cette histoire, et il fallait que quelqu’un la chante, la raconte, à sa façon : manifestement, le destin a voulu que ce soit nous.
D’ailleurs, qui est parti aux États-Unis ? L’ensemble du groupe ? Le coté logistique n’a pas été trop dur à gérer ?
Emmanuel Tellier : Pour l’heure, je suis le seul à être allé dans cette région du Sud de l’Utah – et en Arizona, Nouveau Mexique et Colorado, la zone arpentée par Everett Ruess étant immense. Notre projet est bien sûr d’aller jouer là-bas, et ça se fera certainement après la sortie du disque (qui n’est pas encore précisément calée). Mais pour les recherches, oui, j’ai fait ça seul, sur quatre voyages au total. J’ai aussi filmé beaucoup d’images, et réalisé des interviews en vidéo avec mon ami Antoine Pierlot pour un documentaire que j’espère finir l’été prochain.
Comment s’est bâtie cette aventure sur un plan financier ? Vous êtes partis sur vos fonds propres ?
Emmanuel Tellier : Pour deux de ces voyages, oui. Pour les deux autres, j’ai profité d’être aux Etats-Unis pour mon travail, et suis resté quelques jours de plus. Mais le vrai investissement, à ce stade, c’est l’enregistrement de l’album, dans le studio de Fabien Tessier – et ça, c’est le label du groupe, Elap, qui le prend en charge. Pour 49 Swimming Pools, c’est une chance inouïe d’avoir un studio et son propre label indépendant – administré par Étienne et Fabien. Ça permet à ce genre de projet de naître au rythme où viennent les choses, dans un tempo naturel.
Tous les textes sont signés Everett Ruess ?
Emmanuel Tellier : Chaque chanson raconte un aspect de son parcours – conté de sa propre voix ou du point de vue d’un proche, sa mère Stella, son père Christopher ou son frère aîné Waldo. Dans les poèmes et les lettres d’Everett Ruess, il y a effectivement un nombre incroyable de phrases qui fonctionnent incroyablement bien en musique, donc j’en ai utilisé beaucoup. Dans le livret de l’album et la partie « textes », elles apparaîtront en italique.
Autour d’elles, tout ce que j’ai ajouté pour faire fonctionner l’ensemble et remettre du contexte apparaîtra en caractères standard. Ce sont, en quelque sorte, des chansons écrites à quatre mains. D’une certaine façon, j’essaye de me faire l’interprète, en 2016, de ce qu’Everett a pu ressentir entre 1930 et 1934. Dans tout ce que nous mettons en place – la création théâtrale et musicale que nous jouerons à Paris en février comme dans le film documentaire que je prépare -, j’ai sans cesse à l’esprit l’idée qu’il faut que « ça lui ressemble ». Je me dis en permanence que si Everett passait la tête en studio, chez Fabien, ou dans l’atelier où nous avons monté le spectacle au Centquatre, j’aimerais le voir entrer avec un sourire, à la fois hyper surpris de voir des Français du 21ème siècle s’intéresser à son histoire, mais aussi ému et content de voir de quelle manière nous la chantons et la racontons.
La création scénique au Centquatre commencera sur ces mots, qui sont d’Albert Einstein : « la plus grande aventure qui soit, c’est le mystère ».
Le corps d’Everett Ruess n’a jamais été retrouvé. Il y a eu un espoir en 2009 mais les analyses ADN l’ont totalement anéanti. Vous avez réussi à percer le mystère ?
Emmanuel Tellier : Oui, la piste de 2009 ne tenait pas la route, le corps retrouvé était beaucoup trop loin du lieu de la disparition, il n’y avait donc que peu d’espoir que ce soit lui. Pour la deuxième partie de la question, je préfère répondre de manière un peu codée : non, personne (pas plus nous que d’autres) n’a pu percer le mystère. Mais ça ne veut pas dire que nous n’avons rien trouvé. La création scénique au Centquatre commencera sur ces mots, qui sont d’Albert Einstein : « la plus grande aventure qui soit, c’est le mystère ».
Le 49 SwP en Amérique
Il y a eu des surprises émotionnelles durant votre voyage ?
Emmanuel Tellier : Oui, beaucoup, et à chaque voyage là-bas. Mais il y a surtout ce choc à chaque fois ressenti : l’immensité des paysages, et le courage inouï qu’il fallait au jeune Everett pour parcourir ces centaines de kilomètres à pied. Ces dimensions, on a vraiment du mal à se les représenter, il faut y aller pour le croire. La beauté des canyons également, c’est un truc qui ne se raconte pas.
Dans les surprises récentes, il y a eu ce moment passé, cet automne, chez les Hopis de Old Oraibi, en Arizona, un coin vraiment VRAIMENT paumé. Et la vie là-bas est tellement particulière qu’elle est même difficile à décrire. Pour exprimer les choses sobrement, je dirais que j’ai vu dans ces villages totalement coupés du monde un niveau de pauvreté que je n’avais vu que dans certains coins reculés d’Inde. Or, les Hopis habitent à seulement cinq heures de route de Las Vegas, le temple du grand n’importe quoi américain.
Ton écriture a aussi donc aussi été du voyage. Les chansons ont évidemment un côté très américain et répondent parfaitement à la géographie de l’Utah. Tu as senti cette transformation ? C’est un album très singulier dans ta discographie.
Emmanuel Tellier : Oui, je l’ai senti. Mais j’ai surtout adoré cette sensation de ne jamais être dans l’effort, de ne jamais avoir à choisir entre telle ou telle esthétique. Peut-être que dans un autre contexte, j’aurais été tenté d’aller davantage du côté de Calexico, ou alors de forcer le trait côté vocal, façon Fleet Foxes. Mais je n’ai jamais eu à trancher ou à forcer une couleur, le disque est venu comme il avait envie de venir.
Je sais que ça fait toujours bizarre quand les musiciens parlent de cette chose étrange qu’est l’évidence. J’avais fait une interview de Beck à la sortie de Loser, et il m’avait expliqué que pour lui, il n’avait pas vraiment écrit la chanson, il l’avait juste « capturée », ou « identifiée », comme si elle avait été là, dans l’air, petite chose flottante attendant d’être saisie par un esprit peut-être plus attentif que les autres. Les chansons de La Disparition d’Everett Ruess n’ont rien à voir avec Loser, elles sont moins catchy, plus distendues, plus mélancoliques. Mais je comprends mieux aujourd’hui ce qu’il me disait à l’époque. Parfois, un musicien n’a pas vraiment de choix à opérer, il doit juste savoir se laisser porter.
Quelle est l’histoire de Stella Alone With The Sky ? Pour bouleverser, elle bouleverse celle-là…
Emmanuel Tellier : Stella, la mère d’Everett n’a jamais réussi à admettre sa mort. En l’absence d’un corps, il lui a toujours été impossible de faire son deuil. Pendant plus de vingt ans, elle a espéré son retour. Cette chanson est une sorte de pause dans le récit : on est en 1948 et Stella part avec une amie et un guide local refaire à pied et à cheval, quasiment tout le dernier voyage d’Everett, disparu quatorze ans plus tôt. Elle va à Bryce Canyon, à Monument Valley, à Kayenta. Comme tout le reste, c’est une histoire vraie : ce voyage a bien eu lieu, et dans le spectacle, on en montrera des photos, des traces écrites. J’ai écrit un texte en essayant d’imaginer ce qu’elle avait pu ressentir en mettant ses pas dans ceux de son jeune fils disparu. J’ai moi-même un fils de 16 ans, alors ça joue peut-être dans ce qu’on peut ressentir en écoutant cette chanson.
J’ai surtout adoré cette sensation de ne jamais être dans l’effort, de ne jamais avoir à choisir entre telle ou telle esthétique
Vous jouez La Disparition d’Everett Ruess – une histoire américaine au Centquatre—Paris en février. Comment avez-vous fait ce choix ?
Emmanuel Tellier : Comme pour l’écriture des chansons, les choses sont venues naturellement, sans qu’on ait jamais eu le sentiment d’avoir besoin de les activer. J’ai rencontré, il y a quelques années, deux comédiens anglais, Jayne et Alan – et lorsque nous avons décidé, avec le groupe, de monter quelque chose de particulier autour des lettres et de tous les documents laissés par Everett Ruess, j’ai immédiatement pensé à eux pour interpréter ses parents. Jayne et moi avons commencé à travailler sur les lettres, à sélectionner des extraits que les parents pourraient se lire, longtemps après la disparition de leur fils, pour « raviver la flamme ».
Le point de départ de la création scénique, c’est ça : un couple qui n’arrive pas à faire son deuil, et relit sans cesse les lettres envoyées par leur gamin adoré. A travers ce travail de mémoire, ce couple aux portes de la folie ouvre des fenêtres, dans le temps, et dans l’espace. Je crois que notre façon de jouer les chansons autour d’eux – puisque le groupe encadre physiquement les comédiens sur le plateau – va donner lieu à quelque chose d’inédit, en tout cas quelque chose que je n’ai jamais vu personnellement : une sorte de performance rock qui n’écrase pas le discours théâtral mais au contraire le magnifie. C’est dans ce sens-là qu’on a travaillé.
De quelle manière est intervenu Pascal Blua ?
Emmanuel Tellier : Comme toujours, en ami. Pour nous, Pascal n’est pas simplement graphiste : c’est un membre du groupe. C’est le prolongement par l’image, la typographie, l’élégance formelle de ce que nous essayons de faire passer par la musique. Or cette cohérence aurait, je crois, du mal à s’incarner si nous n’étions pas devenus de véritables camarades de jeu au long cours. Les trois autres membres de 49 Swimming Pools vivant près du Mans, en Touraine et à la Rochelle, Pascal est celui dont je suis, physiquement, le plus proche. Si j’ai besoin de parler musique, de réfléchir à voix haute, ou de penser au statut – souvent un peu spécial – de ce que nous entreprenons avec le groupe, c’est avec Pascal que je peux le faire le plus facilement.
Comment s’est orchestré votre travail avec Alexis Armengol ? C’est une première pour le groupe, non ?
Emmanuel Tellier : Oui, et ça nous réjouit ! Nous connaissons Alexis depuis plus de vingt ans, nous venons tous de la même ville, Tours – et c’est quelqu’un dont, à distance, nous avons suivi le travail, les recherches, la maturation, l’audace. Nous nous sommes lancés dans le projet de création musique-théâtre de manière très spontanée, avec l’idée d’écrire quelque chose de collectif : il y a donc eu une première résidence de travail au printemps 2016, où les choses sont sorties à l’instinct, et là aussi – comme souvent lorsque nous sommes en studio – par déductions : « puisque tu joues ceci, alors je vais jouer cela et de ce point B, alors nous irons peut-être vers ce point C, ou alors vers ce point C-bis… »
C’est comme ça que j’aime créer : en s’écoutant les uns les autres, et en même temps en gardant un cap, un esprit. Pour rendre justice au parcours d’Everett, ça me semblait la meilleure façon de travailler : nous devions pour lui être fidèles, partir nous aussi en voyage, sans être tout à fait certains de la destination finale. Alexis Armengol nous a rejoint en parcours. C’était prévu comme ça : à un moment donné, un guide expérimenté allait nous rejoindre après les premières journées d’expédition. Dans ce rôle, il a été parfait. Il nous a aidé à faire du tri dans nos envies, à mettre en avant certaines intentions, à en effacer d’autres, moins abouties. A l’arrivée, je crois que le spectacle va réussir à tirer profit de deux intentions rarement conjuguées, cumulées : être à la fois très « pro », très soigné, et en même temps très « virginal », instinctif, un peu sauvage. Et en tout cas inclassable.
Les 49 Swimming Pools joueront La Disparition d’Everett Ruess, Une Histoire Américaine du 16 au 18 février 2017 au théâtre Le Centquatre. D’autres dates sont à venir.
La photographie en Une est une photographie de la petite ville d’Escalante, où Everett Ruess (20 ans) a été vu pour la dernière fois en novembre 1934. © Dorothea Lange (1935)