Vous avez remis à flot le bateau de la pochette d’Ütopiya? et vous avez mis cap vers l’Est. Une partie de ce disque s’est faite à Beyrouth… Quelles ont été vos premières impressions concernant cette ville ? Pourquoi avoir choisi cette ville pour y enregistrer une partie de ce disque ?
Stéphane Pigneul : Il ne faut pas beaucoup de temps pour se laisser entraîner dans la candeur un peu folle de la capitale libanaise. Une fois passées les premières impressions de chaos ambiant, tu te laisses porter par la générosité et la curiosité extraordinaire de ses habitants et de ses acteurs. Nous avons beaucoup travaillé en amont pour préparer ce voyage, mais nous avons eu aussi énormément de chance et pas mal de moments d’épiphanies. C’est exactement ce que nous recherchions et nous nous en sommes rendu compte très rapidement une fois sur place, cet endroit possède une énergie à nul autre pareil.
Nous avions dés la sortie d’Utopyia? l’idée de faire une sorte de trilogie autour de la Méditerranée. Après la Grèce, la Turquie et la Sicile, notre choix s’est porté sur le Liban, et ce pour trois raisons.
La première était que ce pays enclavé se situe au carrefour des civilisations, et qu’après la Grèce, berceau de la démocratie, nous voulions nous rapprocher du Moyen-Orient, coeur cristallisé de toutes les tensions afin de mieux les appréhender, les comprendre.
La seconde raison était que nous connaissions déjà le travail de Sharif Sehnaoui et Charbel Haber, avec qui nous avions déjà eu des échanges musicaux par le passé, Frédéric avait remis un prix à Charbel lors du Festival Côté Court à Paris, et nous connaissions Sharif pour son appartenance à la scène d’avant-garde. Ces deux musiciens ont été nos sésames pour entrer en contact avec un tas de personnes, ce qui a facilité notre préparation du voyage et donc déterminé aussi le choix de la destination. Enfin pour finir nous voulions avoir la possibilité d’enregistrer avec des musiciens de la scène locale et il est vrai que la barrière de la langue n’en était pas une, puisque tout le monde ou quasi y parle français ou anglais. Avoir la possibilité d’approfondir ce qui se dessinait déjà sur Utopyia? en terme musical était très excitant pour nous.
https://soundcloud.com/oiseaux-tempete/alaan-i-dont-know-what-or-why
Frédéric D. Oberland : Tous nos albums ont pour point de départ l’improvisation quasi totale, à l’instinct. Sans doute sur celui-ci nous avions envie avec Stéphane de pousser le jeu encore plus loin et d’utiliser comme clef de voûte à cette troisième étape des sessions enregistrées directement sur place avec des musiciens locaux, dans le lâcher-prise en commun, sans bien se connaître et pour autant sans barrières ou idées préconçues. Tout cela aurait pu être un joli fiasco et le risque faisait parti intégrante de l’enjeu. La scène locale hyperactive que nous avons eu la chance de rencontrer a été assez folle pour nous accompagner sans parachutes et forger avec nous cette aventure, à bras ouverts même alors que nous n’étions que de passage. Beyrouth est une ville-monde en plein cœur d’un Moyen-Orient qui véhicule tant de fantasmes et de peurs à coups de projecteurs braqués par un occident qui ne se souvient plus, se replie et montre du doigt. On avait envie de voir sur place de nos yeux – nous y avons simplement trouvé des amis et du réconfort dans cette urgence positive en commun, dans la nécessité du faire ensemble, à essayer d’occuper intensément sa vie plutôt que de participer mollement au cynisme bien confortable de ceux qui nous gouvernent, ici ou là-bas. Même à une toute petite échelle, cela reste une question de sens.
Oiseaux-Tempête est un projet qui est né en 2012, année du Printemps Arabe. Nous sommes en 2017 et la situation au Proche Orient n’a jamais été aussi catastrophique… Comment avez-vous appréhendé cette situation géopolitique et comment avez-vous à la transposer dans votre musique ?
Stéphane : Il s’agit être extrêmement prudent et bien documenté avant d’énoncer une quelconque apocalypse dans la région.
Ce qui frappe avant tout, et qui est tangible là bas, c’est le point de vue très différent de la réalité géopolitique. Tu as vite fait d’être largué et de ne rien y comprendre si tu ne connais pas l’histoire, politique et sociale du pays. C’est d’une complexité et d’une richesse déconcertante, assez troublante. Il a y dix-huit communautés religieuses qui y vivent plus ou moins en harmonie. Avec des coups bas, des alliances, des familles très puissantes, un système quasi féodal omniprésent, et cette fameuse légèreté provenant du « plus rien à perdre ». Vivons à cent à l’heure tant que nous le pouvons. La jeunesse y est passionnée, tête brûlée, respectueuse, d’une générosité sans limite. Nous n’avons fais qu’ouvrir nos oreilles, et grand nos yeux. Nous avons voyagé à l’intérieur du pays, rencontré évidemment des musiciens, mais aussi des archéologues, des cinéastes, des architectes, des activistes, des familles d’amis, rencontré de parfaits inconnus qui t’emportent dans la spirale folle d’une nuit. Techniquement, c’est aussi par l’apport de Field Recordings que nous voulions témoigner, en sus de la musique complètement improvisée. Ces sons délivrent notre carnet de voyage en quelque sorte, avec nos prises de positions, politiques, poétiques ou sociales.
Frédéric : Le Liban, c’est grand comme la Corse, et quasi une île dont tu ne peux pas sortir en prenant ta caisse. La Méditerranée à l’Ouest, le Sud avec zone de sécurité et frontière hermétique avec Israël, et tout le reste du pays mitoyen de la Syrie en guerre. Entre 500.000 et 800.000 réfugiés palestiniens, 1.500.000 réfugiés syriens pour 4.500.000 habitants. Les stigmates d’une guerre civile qui a duré 15 ans, les ravages du néo-libéralisme dans la reconstruction du pays et tous les enjeux géo-stratégiques des grands groupes financiers et des grandes puissances qui jouent tantôt à Risk tantôt au poker menteur. Ca pose le décor d’un sacré merdier. Pour autant, agiter le scénario du film catastrophe à tout bout de champs c’est faire bien peu d’honneur aux gens qui concrètement y vivent et luttent au quotidien pour tenter d’y réaliser des choses. Avant d’appréhender quoi que ce soit, on a d’abord rencontré, écouté ; puis on a joué ensemble en donnant quelques concerts à Beyrouth et enfin rejoint le studio.
Quels liens faites-vous entre votre précédent disque et celui-ci ?
Stéphane : C’est surtout dans la lignée de Unworks & Rarities, notre compilation de thèmes écartés lors des précédents disques. Évidemment le langage s’est enrichi grâce aux contributions de tous les musiciens, et il est vrai que sur Ütopiya? il y avait déjà des phrases mineures orientales ; mais l’électronique y est encore plus présente. L’ouverture du précédent Eclipse & Sirocco n’était jouée qu’aux ondes Martenot et aux synthés. Cette fois, Paul (Mondkopf) a joué aussi un rôle dans la texture en nous entraînant plus loin dans la synthèse sonore. je me suis moi-même mis aux synthés modulaires il y a un an. Je dirais donc que l’ambiance générale et l’alliance de l’acoustique et de l’électronique va encore plus loin, mais était déjà sous-jacente dans tous nos disques.
Frédéric : Lorsqu’on s’est retrouvé à écouter les session issues de Beyrouth on a été nous-mêmes très surpris des directions plurielles dans lesquelles on s’était engouffré naturellement. Certains passages carrément arrachés, à vif, d’autres plus subtils, plus mélodiques qu’on ne l’avait jamais été, plus bruitistes aussi. Surpris aussi du mélange des timbres traditionnels à l’électricité de nos guitares, ou aux mini synthés qu’on avait pu emmener dans nos bagages. De là, ça devenait plus facile d’imaginer comment poursuivre et finir le disque via une session complémentaire à Kerwax en Bretagne avec Mondkopf et Sylvain notre batteur. On a pu penser quelques arrangements en amont, et demander à G.W.Sok et à Tamer Abu Ghazaleh de venir y poser leurs voix ou Stéphane Rives son saxophone. Le montage final du disque nous a derrière pris du temps, pas facile de trouver une voie au milieu de ce Léviathan qui dépassait sacrément ce qu’on avait fait jusqu’à présent ; et l’envie d’être au final à la hauteur de tout ce que nos invités nous avaient offert.
Vous pouvez m’en dire un peu plus sur ce titre de cet album… AL-‘AN ! الآن (And your night is your shadow — a fairy-tale piece of land to make our dreams). Pourquoi avoir mêlé ces deux alphabets ?
Stéphane : Nous avons beaucoup lu Mahmoud Darwich avant, pendant et après ces deux voyages au Liban. Donc pas mal inspirés par ses textes. Frédéric a eu l’idée de l’intégralité des noms du disque ainsi que de son titre.
Frédéric : Pas l’intégralité ! Le titre du premier morceau, Notes From The Mediterranean Sea, est une proposition de Grégoire Orio, qui avec Grégoire Couvert forment le duo de vidéastes As Human Pattern et nous accompagnaient lors de nos voyages.
« AL-‘AN ! » ça veut dire « Maintenant ! » en arabe phonétique, sa retranscription en écriture arabe à côté ; le sous-titre est effectivement extrait d’un poème de Mahmoud Darwich issu du recueil La Trace du Papillon. Ce qui te marque quand tu déboules à Beyrouth c’est ce mélange parlé foisonnant d’arabe, de français et d’anglais que tu captes à tous les coins de rue, dans toutes les conversations, parfois même au cœur de la même phrase. Loin d’être simplement une novlangue par défaut, qui brasse en amenuisant, elle permet au contraire, outre de communiquer dans la débrouille, tout un tas de subtilités d’émotions par les mots que tu choisis.
Ce disque se termine par une chanson qui s’intitule A l’Aube. Elle est étrangement muette. Pourquoi ?
Stéphane : Ce disque comporte le plus de voix parlées ou chantées qu’aucun autre opus du groupe. Après les dix-sept minutes de Through the Speech of Stars, il nous semblait logique de laisser respirer un peu. Il y a un temps pour tout.
Frédéric : Exactement, pour le silence relatif aussi.
Comment avez-vous rencontré Tamer Abu Ghazaleh ?
Stéphane : Nous avions enregistré ce morceau au studio Tunefork à Beyrouth qui allait devenir Mish Aaref Eish W Leish / I Don’t Know, What or Why et il fonctionnait même presque sans rien d’autre. Mais nous étions devenu accroc à la voix de Tamer depuis notre découverte de son disque au sein du collectif Alif avec leur disque Aynama-Rtama. Nous avons fait exactement la même chose qu’avec G.W Sok pour Utopyia?, nous lui avons envoyé un email avec le morceau, il l’a écouté, aimé, et de passage à Paris pour un de ces concerts, nous avons enregistré sa voix dans notre studio Magnum Diva à Paris. Nous nous sommes revus plusieurs fois depuis. Il se peut même qu’il nous rejoigne un jour sur scène.
Frédéric : Crossing fingers ! Une grande voix, une très belle personne et un honneur qu’il ait aimé se joindre à nous.
Les chansons de ce nouvel album sont comme un journal de voyages. Pouvez-vous me raconter la journée de l’écriture de Feu Aux Frontières ?
Stéphane : Nous étions à Tunefork, un après midi, avec Charbel Haber, Youmna Saba et Pascal Semerdjian. Le oud étant un instrument difficile à mixer avec un groupe de rock, à cause de la largeur de son spectre fréquentiel, nous avons sur les conseils de Fadi Tabbal, notre ingénieur du son là-bas, baisser considérablement le volume sonore dans la pièce ! Pascal et moi avons improvisé cette mise en place un peu sautillante mais qui fonctionnait très bien au niveau du groove entre nous. Frederic, Charbel et Youmna ont alors dans une incroyable synergie suivi le mouvement, et le morceau est né de cette improvisation. Une de nos épiphanies ! Un moment assez magique. L’anecdote étant que Faddi ne le trouvait pas du tout à son goût et qu’il nous a stoppé en plein élan au bout d’une dizaine de minutes, ce morceau n’existerait pas s’il avait protesté plus tôt ! Ahahahahah !
Quelle est l’histoire de la photographie que vous avez-utilisée pour la pochette ?
Stéphane : Frédéric a pris cette photo là-bas. Son histoire est secrète ! Nous ne pouvons donc rien dire à son sujet ! Ahahahahahah !
Frédéric : Ok, alors juste un peu : mars 2016, Beyrouth, le grain de la nuit. En hors-champ sonore le muezzin du crépuscule qui se mélange aux soulèvements de la jeunesse en manifestation contre la crise des poubelles et la corruption. Et là une femme qui crie ou chante aux étoiles.
Question idiote… Comment fait-on, économiquement parlant, pour faire ce « voyage » au Liban ? Et ces enregistrements ?
Stéphane : Il faut accepter de vivre sous le seuil de pauvreté une partie de ta vie, et un jour espérer faire suffisamment de concerts pour devenir intermittent, être au Smic et tenter de le rester. Investir dans nos disques et les auto-produire nous donne toute latitude artistique. Nous sommes libres, et cette liberté est sacrée. Nous avons la chance d’être sur le catalogue de Sub Rosa, car ils aiment et soutiennent notre travail. Notre tourneur AFX, est d’une aide indispensable pour les dates et le côté administratif de la chose. Mais le reste du temps, nous sommes seuls à nous poser des milliards de questions.
Comment fais-ton économiquement ? On se saigne, voilà tout. Sans rien attendre en retour.
Tu sais le disque nous a pris un an de notre vie, quasi quotidiennement. J’espère vraiment qu’il plaira au plus grand nombre, mais on ne peut pas dire que nous l’avons pensé pour ça !
Frédéric : La question est super pertinente. Même si on a de la chance d’avoir une équipe formidable qui nous soutient et qui fait son maximum, c’est quoi l’économie de la musique DIY aujourd’hui, en 2017 ? Plus que jamais de faire et de financer une grande partie des choses que tu veux faire par toi-même, à grand coups de coeurs et de bénévolat pour toi et tes proches, sans rien attendre de plus que le disque que tu as porté trouve sa place dans les oreilles de possibles auditeurs. Au mieux tu te rembourses des frais avancés avec la vente des disques, et tu gagnes de quoi survivre en concert. C’est la roulette russe tendance mission impossible. Un « luxe » inhérent au statut de l’artiste pour certains détracteurs qui fantasment la débrouille du milieu indé alors qu’ils sont correctement payés derrière leur écran, mais une « nécessité » bien ardue pour la plupart des musiciens d’ici, sans parler de ceux du Liban ou du Moyen-Orient – on est loin du système d’intermittence là-bas. Il faut de l’endurance, et se serrer les coudes. La musique est un bien nécessaire.
Vous vous lancez bientôt en tournée. Vous la travaillez ? Ce disque est-il difficile à jouer sur scène ?
Stéphane : Nous te le dirons après mais je ne crois pas. Nous partirons en résidence à Nancy avec notre batteur Sylvain, Paul et G.W Sok au mois d’avril pour travailler les morceaux et le set en intégralité. Charbel et les deux musiciens de Two or the Dragon, Ali El Hout et Abed Kobeissy, présents sur le disque ,nous rejoindront aussi. Il y aura également nos deux amis du collectif As Human Pattern, Grégoire Couvert et Grégoire Orio ! ça fait du monde ! On va être pas mal sur scène et beaucoup dans les camions lors de la tournée au printemps. Nous sommes très excités par cette résidence, nous allons tenter plein de choses, en apprendre d’autres, passer plus de temps avec Ali, Charbel et Abed. Une chose est sure ce sera comme une vraie famille, pleine d’espoir, et… d’histoires.
Frédéric : Pas mieux !
AL-‘AN des Oiseaux-Tempête sera disponible le 14 avril 2017 via le label Sub Rosa.
Oiseaux-Tempête sera en concert en autres à Amiens (La Lune des pirates) le 27 avril et à Lyon (Le Marché Gare) le 12 mai.
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- Our Mind Is A Sponge; Our Heart Is A Stream
- I Don’t Know
- What Or Why (Mish Aaref Eish W Leish)(feat. Tamer Abu Ghazaleh)
- Electrique Résistance
- The Offering
- Ya Layl
- Ya 3aynaki (Ô Nuit
- Ô Tes Yeux)
- Carnaval
- Through The Speech Of Stars (feat. G. W. Sok)
- A L’Aube