Marc Bloch, dans son Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien, expliquait que l’historien se doit de rechercher chaque trace humaine et agit au final comme un chasseur. Xavier Lelièvre a recherché de nombreuses sources pour son livre et a traqué les proches de Johnston. Le résultat est bluffant et jette un éclairage neuf sur le musicien que l’on croit connaître. Une seule question reste au final en suspens : à quand le tome 2 qui couvrira la période 1987 – 2017 ?
Comment as-tu organisé ton travail ? Tu as fourni un travail de documentation totalement remarquable ! Les gens se sont confiés rapidement ?
Xavier Lelièvre : Le plus problématique lorsque l’on commence à travailler sur un artiste tel que Daniel Johnston, c’est le manque de sources évident. Certes, le sujet avait été traité en surface un bon nombre de fois, mais finalement, on retrouvait plus ou moins systématiquement les mêmes choses sur lui, recopiées par ci, par là. Il m’a donc fallu repartir de zéro, afin de pouvoir moi-même dissocier le vrai du faux, à partir de la presse écrite, de témoignages directs, d’ouvrages précis et bien entendu, d’enregistrements audio authentiques, puisque Daniel enregistrait vraiment tout sur bande, ce qui est précieux aujourd’hui pour quelqu’un comme moi. Le plus compliqué, mais à la fois le plus passionnant, c’est de constituer soi-même une biographie détaillée à partir de bribes d’informations récupérées à droite à gauche qu’il faut, pour chacune, vérifier et faire valider, dans le meilleur des cas, par les personnes concernées. J’ai eu la chance pour cela d’avoir été en contact avec de nombreux proches du musicien, dont son ancien manager Jeff Tartakov, qui en véritable spécialiste, m’a été d’une aide précieuse.
Chaque témoignage a constitué un atout certain, cela va sans dire. Pour répondre à ta question, je n’ai eu que très peu de difficultés à contacter et convaincre chacun pour les différents entretiens, tous étaient très enthousiastes quant à mon travail et ravis de se replonger dans cet âge d’or du rock à Austin qu’étaient les années 80. Bien entendu, même face à des témoignages authentiques, il faut rester vigilant et se méfier de ceux qui voudraient en profiter pour réécrire l’histoire. Tout est une question de nuance donc, de précautions et de temps ! Car au fil des discussions et des rencontres, tu commences à pouvoir cibler les personnes véritablement fiables.
Pourquoi avoir choisir Daniel Johnston pour écrire un livre ?
Xavier Lelièvre : Il s’agit à l’origine d’un travail universitaire, puisque c’est le sujet de mon mémoire de recherche, bien qu’il soit ici quelque peu refaçonné pour sa parution en livre. Au départ, je souhaitais travailler sur la question du lo-fi, qui m’intéressait et m’intriguait énormément. Mais il me manquait un artiste sur lequel me baser, j’avais besoin de concentrer mes recherches sur un personnage plutôt que sur une notion stylistique un peu abstraite. C’est pourquoi j’ai resserré mon champ d’étude à celle de Daniel Johnston, remettant d’ailleurs petit à petit en question sa filiation avec ce fameux lo-fi.
Et puis pour le reste, il faut dire que l’œuvre de ce type est complètement époustouflante, tant en ce qui concerne sa production musicale que picturale ! De plus, ses troubles psychologiques sont tellement liés à son répertoire, aux thèmes traités et à leur récurrence, aux émotions convoquées, à la façon qu’il a de les exprimer ou de les cacher que l’étude de son corpus demeure tout simplement passionnante ! D’autant que je ne traite ici que les premières années de sa production artistique, à savoir 7 ans et qu’il ne s’agit que d’un « petit » échantillon de son œuvre complète !
Daniel Johnston est quelqu’un qui n’a de cesse de m’épater, encore aujourd’hui, malgré le fait que je connaisse l’intégralité de son répertoire. Même si, à vrai dire, ce répertoire justement ne semble connaître aucune limite : on tombe toujours sur une démo, une vieille bande, une reprise, etc.
Tu es titulaire d’un master de musicologie… Mais tu as du revêtir d’autres casquettes. Tu es, de manière consciente ou inconsciente, historien et psychologue. As-tu rencontré des difficultés quant à ses rôles ?
Xavier Lelièvre : Pour ce qui est de la casquette de l’historien, on va dire qu’en tant que musicologue c’est une discipline qui m’est tout à fait familière et qui fait partie de l’exercice de recherche en musique, c’est donc quelque chose qui n’a pas été plus difficile que ça et qui, au contraire, a sans aucun doute été ce qui m’a le plus captivé au cours de ces deux années de travail ! De plus, j’ai été très bien entouré, notamment par mon directeur de recherche Emmanuel Parent, qui m’a offert un réel soutien méthodologique. Quant au versant psychologique, une chose est sure, je ne me vois surtout pas comme psychologue. Il m’a fallu, c’est sur, pousser les portes de certains domaines qui n’étaient pas les miens, afin de saisir les clés de l’œuvre de cet artiste à la psychologie troublée et tellement liée à sa production, mais c’est tout. Une amie quant à elle plus avertie sur ces sujets m’a également apporté son aide ponctuelle. Mais ma vision reste avant tout musicologique, historique voire sociologique.
Tu bouscules pas mal d’idées reçues concernant Daniel notamment quant à son son. Il n’est pas le pape de la lo-fi ?
Xavier Lelièvre : Le véritable « problème » en réalité, avant celui de savoir s’il faut sacrer ou non Daniel Johnston comme étant le pape ou le père du lo-fi, est celui de la définition du terme. En effet, le lo-fi est très mal défini et a surtout beaucoup été récupéré, notamment à cause de son aspect un peu romantique, celui de l’artiste qui, afin de lutter contre le poids écrasant de l’industrie du disque, préfère s’enregistrer dans sa chambre et privilégier l’essence même de son art.
Daniel Johnston – Grievancs
Cette question problématique du lo-fi justement est à mon sens tout à fait révélatrice de l’ambiguïté de l’œuvre de Johnston ainsi que de l’éternel embarras lié à la définition d’un genre ou d’un courant musical, mais même plus largement artistique.
Finalement, il m’est apparu que l’artiste lo-fi, en règle générale, est plutôt prudent envers le succès, la gloire, jugées comme suspects et révélateurs d’une corruption de l’objet musical. D’où le désir de salir l’enregistrement, afin de s’assurer de ne jamais rejoindre les rangs du mainstream, qui fait donc la part belle à la sophistication. Mais chez Daniel Johnston, ce qui lui importe le plus est justement d’être célèbre et ce à la plus grande échelle possible. Et si son son est aussi sale que celui d’un musicien plus militant, la comparaison semble néanmoins plutôt fragile. En effet, si l’objet final, musical donc, est similaire, le procédé en revanche ne l’est pas. Se pose alors la question sur laquelle je clôture d’ailleurs ma réflexion, à savoir celle qui est de savoir ce qui est le plus important entre le processus et la finalité d’une œuvre. Qu’est ce qui doit rentrer en compte dans la constitution du lo-fi et de sa conception théorique ? Est-ce l’objet musical en lui-même ou est-ce le processus duquel il est né ? Devons-nous distinguer les deux ? Et ce processus, doit-il être considéré comme découlant d’une volonté intellectuelle précise et revendiquée ou au contraire, peut-il être le fruit du hasard ? Ce lo-fi va il être la reconnaissance d’un son sale ou bien va-t-il venir nommer la démarche qui justement vise à installer consciemment ce son sale, pour diverses raisons esthétiques, intellectuelles, sociales, contestatrices, etc.
Une chose est sûre, il n’en n’est ni le père, ni le grand représentant, malgré ce qui a pu être écrit sur lui. Mais c’est certain, il ne peut être complètement écarté du concept. Il faut garder cette notion de contradiction à l’esprit, si propre à toute l’œuvre et toute la démarche de Daniel Johnston. Si l’on considère le lo-fi comme quelque chose de strictement musical, on peut accepter un caractère lo-fi dans sa musique. Mais dès lors que l’on considère la question de façon plus large, il ne saurait se contenter d’une telle appellation, ne disposant pas du prérequis intellectuel capital à mon sens. Même si au final, lorsqu’il va contourner les systèmes d’enregistrement et de distribution traditionnels en faisant preuve d’une attitude DIY, il va se placer à contre-courant de l’industrie et défendre, involontairement encore une fois, une certaine pureté, un objet musical non perverti. Mais ce qui est encore plus important, c’est la réception de son œuvre, venant d’un public ayant fait de lui quelqu’un de lo-fi, de volontairement singulier, d’original.
Et c’est finalement quelque chose avec laquelle il joue énormément aujourd’hui puisqu’il va exploiter cette idée d’authenticité avec la vente de ses albums sous forme de cassettes manufacturées à la main, comme il le faisait dans les années 80. Ce geste commercial reste un aveu de légitimité envers la notion de lo-fi et ce qu’elle induit. D’où l’embarras de la question. Certaines choses le rapprochent de la notion, d’autres l’éloignent, un peu comme son art plastique et les termes d’art brut et d’art outsider, tout aussi problématiques, comme je l’explique également dans mon livre.
Est-ce que ton travail a bousculé, transformé ta relation que tu avais avec Daniel ?
Xavier Lelièvre : Ce qui est sûr, c’est qu’il l’a intensifiée ! Pendant deux ans, je l’ai écouté de façon quasi-quotidienne, j’ai lu, discuté, débattu à son sujet, beaucoup écrit. Ce n’est pas anodin ! J’ai eu quelques doutes au départ, à savoir la peur de me lasser ou bien de la musique, ou bien du personnage qui est quand même plutôt singulier : mais rien de tout ça. Creuser un peu plus son univers fabuleux ne me l’a rendu que plus touchant et sympathique et n’a fait qu’accroître mon respect et ma tendresse envers lui. Et c’est finalement ce qui semble être le cas de tous ceux qui ont travaillé avec ou sur lui ; Daniel Johnston est quelqu’un de foncièrement gentil et attachant qui malgré ses troubles psychologiques parvient, avec courage, à continuer d’avancer et de séduire de nouveaux admirateurs, éblouis par son authenticité sans égale. Et puis, considérant la richesse de son répertoire, c’est une œuvre qui ne gagne qu’à être plus connue et qui, se révélant au fil des écoutes, rend toute lassitude impossible !
Tiens, te rappelles-tu de ta « rencontre » avec Daniel Johnston ?
Xavier Lelièvre : Je ne me souviens plus par le biais de quel groupe je l’ai découvert, mais je sais que c’était par cet intermédiaire, à savoir en me baladant sur youtube, un titre en appelant un autre, etc. On peut parler de hasard finalement, qui pour le coup a plutôt bien fait les choses ! Les premiers morceaux en revanche, je m’en souviens, puisqu’il s’agissait de Honey, I Sure Miss You puis True Love Will Find You In The End. Impossible donc de sortir indemne de ce genre d’expérience phonographique ! Par la suite, j’ai rapidement visionné le documentaire tout à fait extraordinaire de Jeff Feuerzeig, The Devil And Daniel Johnston : trop tard, j’étais addict !
Quelle est ta chanson préférée de Daniel Johnston ? Ton disque préféré ?
Xavier Lelièvre : Sa première cassette, Songs Of Pain, reste celle qui, avec les trois suivantes, exprime au mieux selon moi sa pure expression pop. Tout n’est que Beatles et mélodies incroyables !
Daniel Johnston - Songs Of Pain
Quant à mon titre préféré, je vais avoir du mal à répondre. Disons Grievances, mais rien d’immuable ! Ce qui est sûr, c’est que je suis davantage touché par ses premiers enregistrements.
Sorry Entertainer – La production artistique de Daniel Johnston de 1979 à 1986 de Xavier Lelièvre est édité par Camion Blanc.