La vie de Jackson C. Frank relève du mythe. Rescapé d’un incendie qui détruisit son école, il enregistra un seul et unique album avant de disparaître pendant de longues années, incapable de composer un second album. Il fut retrouvé au début des années 90 par un fan alors qu’on le croyait perdu à jamais. Thomas Giraud retrace donc de la plus belle des manières les doutes de ce musicien.
Giraud a encore fait le bon choix. Tout comme celle de Jacques Elisée Reclus, la vie de Jackson C. Frank est hallucinante. Comme pour Reclus, Giraud s’intéresse à l’enfance de C. Frank. Avec une écriture pudique et saine, on s’immisce dans la chambre d’hôpital où séjourna JCF après l’explosion de la chaudière de son école. On se faufile dans le studio d’enregistrement où Paul Simon réussit à faire enregistrer un JCF empêtré dans ses doutes.
La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank met enfin la lumière sur le plus grand inconnu du folk US des années 60.
Comment as-tu eu l’idée d’écrire un livre sur Jackson C Frank ?
Thomas Giraud : Je souhaitais écrire un livre qui avait un lien avec le silence et la musique. Que pouvait être la raison du silence pour un musicien ? Les réponses étaient différentes selon les musiciens. Il y a ceux pour qui c’est de la musique, John Cage par exemple ; ceux qui ont eu envie de s’arrêter en estimant qu’il n’y avait plus à faire, qu’ils avaient terminé (c’est un peu la position de Glenn Gould), ceux qui essaient de se perfectionner dans leur coin en ne faisant plus rien entendre, enregistrer aux autres ; ceux qui n’y arrivent plus. Jackson C. Frank avec son seul album Blues run the game me semblait être de cette dernière catégorie.
Jackson C. Frank – Blues Run The Game
Ce qui me plaisait d’écrire sur Jackson C. Frank plutôt que sur Cage, Gould ou sur les pannes d’inspiration de Dylan à certains moments, c’était sa place dans l’histoire de la musique : il reste dans les marges, mal connus. Connu des musiciens en général, des amateurs pointus de musique (qui sont souvent musicien aussi d’ailleurs) mais largement inconnu du grand public.
J’aime aussi écrire sur des évènements, des hommes ou des femmes ayant réellement existé. J’aime bien voir comment la réalité et la fiction peuvent se mélanger dans ce cadre là (à la manière dont Pierre Michon l’a fait notamment dans La vie de Jospeh Roulin ou dans les Onze).
C. Frank est inconnu du grand public mais il se trouve à la confluence de pas mal de courants. Paul Simon a produit son seul et unique album… Mais il a mis quasiment quatre mois à convaincre Jackson C. Frank de l’enregistrer. Pourquoi selon toi ?
Je n’ai aucune certitude mais plutôt des intuitions. Jackson C. Frank était un homme inquiet. Je le suppose perfectionniste, souhaitant tout maîtriser et pas du tout prêt à s’abandonner dans une sorte de création jouissive et jubilatoire. Il se craint lui-même, ses propres débordements intérieurs, cette folie qu’il cherche à contenir, à éviter de montrer. Je suppose comme beaucoup de gens avec leur première création restent persuadés qu’il préexisterait un objet parfait à créer, qu ce soit un disque, un livre, un ballet. Il repousse sans cesse car il est intimement persuadé qu’il peut atteindre une forme de perfection et que pour le moment il n’y est pas.
Comment qualifierais-tu la relation entre Simon et C. Frank ?
Je pense que cette relation a été rassurante pour Jackson C. Frank. Lui n’y a vu, à mon sens, que quelqu’un qui « lui voulait » du bien. Mais c’était certainement un peu asymétrique. Simon est là pour se relancer, pour trouver quelque chose, pour « se servir » de ce qu’il entend, voit (ce qui n’est pas critiquable en soi). Et il y a certainement chez Jackson quelque chose qui résonne avec ce que Paul Simon sait faire, recherche. J’ai l’impression que Simon s’est un peu servi de Jackson C. Frank.
D’ailleurs, comment as-tu découvert ce musicien ?
Ça fait une quinzaine d’année que j’ai Blues run the game chez moi (j’ai 41 ans). Je ne me souviens pas du jour où je l’ai découvert. Ce doit être une succession de désordres et de hasard qui a ce disque mis sur ma route. Un peu à la manière de tous les gens de mon âge qui écoutent beaucoup de musique, je remontais les goûts et les inspirations de ceux que j’aimais, Palace, Smog, Silver Jews et chez ceux qui étaient plus ou moins contemporains de Jackson C. Frank, Dylan, Drake, Jansch, Townes Van Zendt. En lisant Magic peut-être ? Dans les magasins de disque dans lesquels je trainais beaucoup, dans les discussions et goûts partagés.
Je suis venu à Jackson C. Frank via le groupe Erland & The Carnival. Connais-tu ce duo ? Si son disque n’a pas marqué les esprits des chroniqueur la semaine de sa sortie, il infuse doucement dans le temps et est toujours d’actualité. As-tu retrouvé les chroniques du Melody Maker et du N.M.E ?
Ah non je ne connais pas Erland and the Carnival (mais en quelques clicks, ça y est je connais un peu !). Je ne me souviens plus exactement pour les chroniques. Je crois que Jim Abbot on évoque certaines mais sans entrer dans les détails. Mais ce qui est certain c’est que c’est moi qui les ai inventées en me disant que c’était probablement ce qui avait été dit…
Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire sur lui ?
Ce qui m’a poussé à écrire sur lui outre ce silence que j’évoquais après son premier disque, le fait qu’il soit resté « dans les marges », c’est ce que je ressentais en écoutant beaucoup Blues run the game, cette impression de quelqu’un se retenant, se contenant, quelqu’un dont on devinait derrière ce qu’il dissimulait beaucoup de douleurs, d’inquiétude, de modestie aussi. En faisant quelques recherches, au départ rapide, sur lui les quelques éléments connus ou souvent évoqués de sa vie étaient assez sidérants. Il m’a semblé que c’étaient des « événements extraordinaires », et qu’ils permettaient peut-être de comprendre un peu mieux ce qu’il était devenu ou justement, ce qu’il n’était pas devenu.
Sa vie se termine par un événement extraordinaire… Jim Abbott le retrouve, S.D.F et borgne dans les rues de New-York… Et sa vie commence surtout par un événement extraordinaire.. Cette explosion qui le défigure… Tu y consacres une grande place dans ton livre. Pourquoi ?
Cette explosion ne peut pas avoir été anodine dans sa vie. C’est un traumatisme dans l’instant (voir ses petits camarades mourir, voir le feu tout envahir. Et on trouve beaucoup d’articles de journaux et même des sites de pompiers qui évoquent cet incendie qui fut un choc pour l’Amérique), un traumatisme qui continue, l’hospitalisation longue et puis ce corps transformé, les morceaux de peaux déplacés pour être greffés. Sans que ce ne soit trop littéral ou trop évident, il m’a semblé que l’on pouvait à partir de cet évènement traumatisant, pouvoir tirer, imaginer des choses sur sa manière de créer, de chanter, d’être dans la vie même, tout simplement. Dans mon esprit, tout cela est très intérieur même si évidemment ça se voit un peu sur son visage. J’ai aussi l’impression que l’incendie et tout ce qui en a découlé à favoriser l’installation d’une folie tranquille mais sûre d’elle qui s’est peu à peu installée partout en lui. Je pense, même si évidemment je ne suis pas médecin, qu’il ne devait pas être très loin de ce que l’on appelle généralement schizophrène.
Comment as-tu travaillé ? Sur quels matériaux as-tu échafaudé ton ouvrage ?
Au départ, j’ai fait des recherches avec les articles en français disponibles sur lui. Ils ne sont pas très nombreux mais donnaient bien le ton. J’ai lu la biographie écrite par Jim Abott qui m’a donné quelques repères temporels, quelques éléments sur son enfance. J’avais lu et j’en ai profité pour les relire des textes sur des musiciens et notamment les excellents textes de François Bon sur Dylan et les Stones. Ensuite, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait dans la vie de JCF entre les évènements que l’on connaissait ; qu’y avait-il dans ces blancs, que pouvait-on y mettre. Comment les choses de sa vie avaient pu probablement, possiblement se passer ? Notamment comment il s’était mis à faire de la musique, comment l’envie était née, comment elle avait continué, ce qui lui avait donné envie de persévérer et ce qui l’avait fait s’arrêter. Bien sûr, ce n’est pas du tout un ouvrage historique, beaucoup de choses sont inventées, mais je voulais que cela reste plausible. Et j’ai eu l’impression qu’il était possible d’imaginer comment cet incendie terrible dont il réchappe, les greffes de peau, l’apprentissage de a musique à ce moment là, sa volonté d’exister à sa façon, avait donné ce qu’il était devenu.
J’ai aussi beaucoup écouté les sessions d’enregistrements des albums de Dylan : je supposais, qu’en creux, cela me dirait beaucoup sur la manière dont l’enregistrement du disque de JCF, sa manière de fabriquer ses morceaux, se passait. Pour le dire de manière un peu caricaturale, il me semblait qu’il était un peu l’opposé de Dylan. Dylan est fougueux, commence, recommence, rate, améliore, change alors que JCF m’a semblé très contrôlé, très rigide presque dans sa manière de chanter, probablement parce qu’il cherchait à se protéger. Il voulait tout faire pour ne pas donner l’impression d’être fou (ou dissimuler sa folie) alors qu’à cette époque beaucoup jouait justement à faire les fous, les excentriques. Sa modestie, ce retrait sur soi est vraiment très touchant.
Comment as-tu découvert la place d’Elvis Presley dans la vie musicale de Jackson C Frank ?
Jim Abott évoque leur rencontre dans sa bio. Et puis, et c’est ce qui m’a semblé assez étonnant c’est qu’on retrouve la photo de cette rencontre sur internet. Pas toujours dans le même sens d’ailleurs (parfois Elvis est à droite, parfois à gauche, c’est un détail troublant mais qui a certainement une explication scientifique).
Jackson C. Frank - Jackson C. Frank
La ballade silencieuse de Jackson C. Frank de Thomas Giraud sera publié le 9 février 2018 via les éditions de La Contre Allée.
Thomas Giraud fera une lecture musicale de son ouvrage le 13 février 2018 au Petit Bain (Paris) accompagné à la guitare de Stéphane Louvain (ex Little Rabbit/French Cowboys)