Ce mardi soir, dans ce bar à cocktails, la jolie serveuse n’est pas là. Pourquoi rester ? Nous irions alors, enfin, errer sur un bout de quai de Saône, décor parfait, et nous chercherions les Simca, les Aronde et les Dauphine, sous un brouillard noir et blanc de Simenon ou de Tardi. Mais ici, pas de Maigret, pas de Burma, pas de brouillard. Mais une tristesse humide, et les feuilles mortes trempées, qui glissent ou qui collent aux godasses. Cela suffit. La péniche est là, sous l’ombre massive du pont, secoué par les craquements mécaniques et parfaitement linéaires d’un train de fret nocturne.
A l’intérieur on sort la carte, mais « on ne la prend pas ». Pas de monnaie, la place est donc offerte, on paiera des tournées, ça rattrapera. Au comptoir, un coca sans whisky. Et une fille. Une brune à frange, manteau imprimé, motif panthère, une bague turquoise opaline, presque familière, qu’elle porte si bien à m’en griffer le cœur, à m’en faire penser à une autre, qui l’aurait portée probablement encore mieux.
Autour, quarante personnes tout au plus, qu’essaie vainement d’agiter une première partie molle, look Dewaere Procol Harum, et puis on me le montre, « regarde, c’est lui ! ». Merci, je l’aurais reconnu, avant même de le connaître. Il dégage, il envoie. Mi-Lou Reed, mi-Mick Jagger, mi-Nick Cave, mi-Prince. Il est des gens probablement trop riches ou d’autres trop étranges pour n’être constitués que de deux moitiés. Ian Svenonius, le dernier marxiste américain, le voilà, échangeant contre un billet ses 45 tours.
A regret, j’abandonne la panthère au barman, et on se rapproche de la scène délaissée par le groupe d’avant, occupé à remplir ses valises de synthés et de prises, de micros et de câbles. Ça parle de Kim Wilde, de foot, et de Paris qui joue ce soir. Ian arrive peu après. Seul. Et sombre. Cravate étroite et costume de fête, étrangement élégant, malgré les fils satinés d’autres reliques de bal masqué qui pendent de sa veste.
Minutieusement, il branche et dispose. Vieille cassette rentrée dans le lecteur, play, et ça envoie sur la bande, d’un coup, crépitants, des tonnerres ou des rires… Ça servira d’intro, et l’homme se projette, ou se fracasse – c’est selon – contre la coque de la péniche. Une fois. Deux fois. Trois fois, puis s’écroule en grands coups de guitare. Ça fait toujours son effet.
Escape – ism – I’m a lover (at close range)
Lui s’agite donc, pendant que devant ça se dandine. Des demi-pas en avant, des tiers de pas en arrière, petits mouvements haut bas des épaules, bouches légèrement crispées, yeux fermés, presque on s’y croirait. Presque ça simulerait des transes. Presque. Des quadragénaires, ou quinquagénaires fleurent bon les rebelles de salon. Peut-être des révolutionnaires. On ne sait jamais. Et il vaut d’ailleurs sûrement mieux ne pas savoir. Une intuition comme ça. Au milieu certains sont plus distraits. Paris s’en est pris un. Naples a égalisé. Ça sourit.
Étranger à la réalité du rectangle vert, Ian, lui, combat. Tenant d’une même main son micro et sa guitare, il s’active, transpire, sautille, s’amuse et bondit. C’est électrique, lancinant, hypnotique, couleur rouge et bleu. Et bleu sur rouge. Ça joue un peu fort, déstructuré et bruyant. Je m’éclipse, je vais pisser et prendre l’air. A l’arrière, la fille panthère est toujours là. Dehors, sur le pont, un sms me prévient. Hélène, une amie, me met en garde. Elle s’inquiète : dans les errances, l’étrange se croise à la louche. Et le louche devient étrange. Et puis le faux, et puis le vrai… Elle a raison.
La porte s’ouvre. Sortie de cale, tout le monde s’en va, déjà. Je n’ai même pas eu le temps de rentrer. Cinq ou six chansons pas plus. Ca aura été tout, et c’est fini. Les tôles glissent. Et les feuilles mortes collent encore aux godasses. Comme les souvenirs aux moments qui furent beaux. Aux amours qui s’espèrent. Et aux incompris. Toujours. I’m a lover.