Il est tout à fait logique que Pierre Lemarchand écrive sur Nico. Passionné par Rimbaud, obnubilé par une certaine musique américaine, Lemarchand part sur les traces de celle qui était obsédée par les romantiques anglais. Sur son précédent ouvrage, Pierre Lemarchand avait reconstitué les pièces du puzzle de l’enregistrement de Fantaisie Militaire. Ce n’est pas le cas ici. Sur Nico The End…, il déjoue les pièges laissés par le passé et mène son enquête dans le creux des sillons pour découvrir les mystères de ce disque si particulier.
Formidablement documenté et merveilleusement bien écrit, cet ouvrage fait de Lemarchand un maître.
Question idiote… Pourquoi Nico ?
Au début de l’année 2016, quand s’était fixée l’idée d’écrire un livre pour la collection Discogonie, Hugues (le fondateur des éditions Densité) m’avait demandé de lui faire une liste de propositions de disques sur lesquels j’aimerais écrire. Il y avait The End… de Nico dans cette liste. Finalement, Hugues me propose d’écrire sur Fantaisie militaire de Bashung et nous nous sommes accordés ainsi – le livre a paru en janvier 2018. Quand il s’est agi de réfléchir à un nouvel ouvrage, et donc à un nouvel album, j’ai naturellement repensé à la liste de départ… et à Nico. Cette fois-ci, ce serait elle.J’écoute sa musique depuis si longtemps. Je l’ai découverte en 1992 (j’avais 17 ans), à la parution d’une de ces compiles posthumes et disparates – en l’occurrence, Hanging Gardens, qui recueille certains des derniers enregistrements de Nico. J’ai adoré ce que j’ai entendu. Cette voix qui descend si profond dans les graves, cette musique qui progresse comme on avance seul en des paysages désolés, comme on s’entête quand tout est perdu. Depuis j’ai toujours écouté Nico, même si ma compagne et ma fille la trouvent déprimante ! Elle est un des artistes pour lesquels j’ai le plus d’admiration car j’estime qu’elle a su construire une œuvre sans égale – idiosyncratique, novatrice, sans concessions. Une oeuvre – je ne saurais expliquer pourquoi, qui m’envoûte et me bouleverse.
Tu avais fait un immense travail de recherches pour ton ouvrage sur Bashung. Un disque d’un artiste français au final assez récent. Comment as-tu trouvé tes sources pour cet ouvrage ?
Pour cette écriture-ci, j’ai lu tous les ouvrages en français et quelques uns en anglais qui existent sur Nico – dont bien sûr, le magnifique Nico Femme fatale de Serge Féray. J’ai retrouvé des articles de presse de l’époque, visionné des films documentaires, écouté des émissions de radio. Bref, j’ai accumulé de la matière première. J’ai ensuite tenté de contacter les artisans de ce disque. Nico a disparu en 1988, mais les autres sont vivants : John Cale, Brian Eno, Phil Manzanera et l’ingénieur du son John Wood. Je remonte jusqu’à eux. Mais c’est compliqué. Wood ne donne plus d’interviews. Brian Eno me répond gentiment que le temps qu’il lui reste, il veut l’utiliser à regarder devant, pas derrière. Phil Manzanera se souvient de très peu de choses – c’était il y a 45 ans ! John Cale ne me répond jamais – je ne pense pas que mon message lui soit jamais parvenu. A ce moment là, je comprends quelque chose : que je fais fausse route. Pour explorer l’oeuvre de Nico, rien ne sert de s’adresser aux vivants. Rien ne sert de se référer à notre monde. Nico n’appartenait pas à notre temps – elle aimait à le répéter. Son époque ne l’intéressait guère. Elle vivant dans son « timeless time », un temps éternel. Elle disait que sa musique était très vieille, remontait à si loin… Aussi, pour la comprendre, pour plonger jusqu’à elle et cheminer à ses côtés, j’ai plutôt interrogé des personnages historiques et mythologiques. Persephone, Marie Madeleine, Mertseger : voici mes témoins. J’ai interrogé leur histoire pour comprendre celle de Nico. La littérature, l’histoire et l’histoire de l’art, voici mes sources.
Je me demandais pourquoi Nico… Et pourquoi le choix de The End… ?
The End… clôt la trilogie de Nico (initiée par The Marble Index, 1968 et continuée par Desertshore, 1970). A l’occasion de cette trilogie, elle fonde son esthétique. Elle compose sa propre musique, écrit ses propres textes et s’accompagne d’un instrument qui n’a pas vraiment d’histoire dans le rock : l’harmonium. Les trois disques sont réalisés par le gallois John Cale, l’autre européen du Velvet Underground. Cet héritage commun leur permet de quitter les rivages du rock et d’aller remonter les sources d’une tradition plus européenne – la musique baroque, les chants grégoriens, les chansons populaires telles des ritournelles, la poésie romantique, le folklore celte, nordique… The End… parachève cette trilogie et anticipe un silence discographique de sept années. Il me semble d’une grande cohérence et, à l’occasion de cet album, Nico aiguille pour la première fois Cale dans les idées d’arrangements. Elle a méticuleusement imaginé son disque, ses thématiques, son ambiance générale, sa progression… C’est un disque très personnel donc, en même temps qu’ouvert sur d’autres musiciens. Contrairement aux deux précédents, où ne jouait que Cale et elle, ici sont conviés les deux ex-Roxy Music Brian Eno et Phil Manzanera. Et leur contribution est exceptionnelle. The End… n’est peut être pas mon disque préféré de Nico (ce serait plutôt The Marble Index) mais c’est celui qui m’impressionne le plus et sur lequel j’avais le sentiment de pouvoir « dire » le plus. J’imaginais pouvoir offrir (à ma très humble mesure) à cet objet musical à l’architecture très réfléchie, à la composition très soignée, aux thématiques et couleurs très tranchées un pendant textuel qui lui rende hommage.
Nico – The End (Peel Session 1974) HD
Tu racontes la guerre dans ce disque. Tu t’y étais préparé ? Comment la guerre forge Nico ?
Oh non pas du tout. J’ai été mu par le désir d’écrire sur Nico, sur The End…, mais je n’avais jamais réfléchi à ce que j’en dirais. Je recevais ce disque comme un bloc d’émotion pure, quelque chose que je n’analysais pas, dont je laissais le mystère me pénétrer et la lumière noire me couvrir. Le désir d’écrire sur Nico n’a, au début, pas été liée à une démarche rationnelle. C’était une impulsion, un désir sourd. Puis très vite, les choses se sont mises en place. Les idées forces qui structureraient le récit, issues des grandes obsessions de l’album, sont apparues et, parmi elles, au centre même, l’idée de la mort, du mal, des ténèbres… du « secret side », le côté secret cher à Nico (l’équivalent peut être du « wild side » cher à Lou Reed). La guerre, alors, prenait toute sa place et lorsqu’on étudie la vie de Nico, cela résonne fortement. La petite enfance de Nico se déroule pendant la guerre, son père est emporté par elle, aussi la guerre détermine ce que sera Nico. C’est pour cela qu’il m’a semblé important d’ouvrir le récit sur l’année 42. C’était aussi, pour moi, un moyen de « faire récit », de plonger le lecteur dans une histoire, au cœur d’événements universels. L’oeuvre singulière de Nico vient en partie de là je pense : de cette tragédie, de cette folie, de cette immense tristesse que sont les guerres auxquelles se livrent les Hommes.
Nico s’entoure de figures masculines. Comment qualifierais-tu ses relations avec Jim Morrison & John Cale ?
Ces deux figures masculines sont intéressantes car elles sont les deux figures « émancipatrices » de Nico. Auparavant, les figures masculines modelaient Nico selon leurs désirs : Warhol, Fellini, Tobias… dictaient à Nico quoi chanter, quoi jouer, quoi paraître. C’est Morrison qui décille Nico en lui disant qu’elle devrait écrire ses propres chansons. Morrison, nous dit Nico, est son « soul brother », son frère d’âme. Leur complicité est immense et il demeurera une figure fondamentale pour Nico jusqu’à la fin. L’album The End… est sans cesse visité par son fantôme. Morrison y est omniprésent – bien au-delà de la reprise des Doors qui offre son intitulé au disque. Si Morrison a allumé l’étincelle, alors Cale a nourri le feu. Il a offert à Nico les moyens de réaliser son œuvre, il l’a accompagné dans la création de ses albums en mettant à son service sa culture classique, sa virtuosité instrumentale, sa science de l’enregistrement. C’est le frère européen. Jim Morrison a en quelque sorte indiqué la direction à prendre, offert à Nico une fin – John Cale a quant à lui pourvu aux moyens.
Ton plan, notamment la deuxième partie, reprend l’ordre des chansons… Tu te fais scénariste dans ce livre. Ce disque est cinématographique. Tu t’es rendu compte de cette transformation ?
Ma volonté était, comme pour mon précédent livre pour la collection Discogonie, Bashung, Fantaisie militaire, de ne pas produire un essai musicologique, un traité abstrait, un exercice de style désincarné. Je désirais raconter une histoire avant tout – une histoire dont Nico serait le personnage principal, traversé par des états d’âme, héritier d’un passé, évoluant en différents décors, visité par des obsessions et des rêves. Et tu le dis justement, le disque est en effet très cinématographique : la mise en son de Cale est très narrative et Nico disait elle même que The End… était un hommage « à tous les films jamais montés ». Aussi ai-je souhaité convoquer des « scènes ». La description très visuelle de trois concerts qui scandent le récit résulte de ce souhait qui m’anime de créer une dimension visuelle, cinématographique. Je me suis aussi appuyé sur les textes des chansons de Nico qui font surgir des images très fortes, des flashes visuels d’une grande intensité.
Oui, les textes ont une importance remarquable. Comment les as-tu étudiés et surtout utilisés pour ce livre ?
Les textes des chansons de Nico sont des poèmes. Dans les chansons de Nico, les mots préexistent à la musique, ce sont eux qui dictent le rythme, ouvrent des brèches dans lesquelles pourra s’insinuer une mélodie. Nico mettait un soin extrême dans l’écriture des textes, chaque mot était pesé puis écrit, de manière définitive, de son écriture gothique. Les mots pour Nico étaient sacrés. Ils étaient aussi des énigmes. Ils font naître des sensations par leurs sonorités, leur association mais cela demeure de l’ordre de l’inexplicable. Ce sont des paysages de brume, des silhouettes qui s’estompent, les échos lointains de notre monde. Ce sont des mots d’un autre espace et d’un autre temps. Ce sont des mystères – et John Cale avait raison quand il conseillait à Nico de ne pas les imprimer sur les pochettes de ses disques. Peut-on fixer le vent ? Sculpter l’air ? Et ces mots sont pénétrés de l’accent étrange de Nico, modelés par lui, altérés…
Je me réfère beaucoup aux textes des chansons de Nico car ils sont aussi importants que la musique : ils sont indissociables du chant, de la voix de Nico. Ils sont ce qui nous rapproche le plus du cœur mystérieux de son art. Et, à travers ce livre, je souhaitais rendre hommage à l’artiste Nico, la créatrice (et m’éloigner des images rebattues de la droguée sulfureuse et incontrôlable) : elle est la compositrice des musiques et l’auteur des mots de l’album The End… Les véritables héros de ce livre sont les mots de Nico, chantés par elle, entourés par les notes étranges de sa musique.
Le portrait de Pierre Lemarchand est signé Louisa Khodjerane.
NICO THE END… de Pierre Lemarchand sera disponible le 5 septembre 2020 chez Discogonie. Il en précommande via ce lien.