Aufgang
Quelle surprise en effet de se retrouver dans cet ancien bâtiment industriel, un dimanche soir dans les frimas de janvier, en compagnie de 500 invités qui ignorent pour la plupart tout du groupe qui va livrer un happening musical intense et tellurique, ridiculisant toutes les installations pompeusement qualifiées d’œuvres d’art contemporaines.
L’ambiance est feutrée, on nous a pourvu d’un bracelet noir ébène, couleur de la biennale sobrement titré, « soirée exceptionnelle », le lieu ressemble à un squat classieux, puisque qu’un bar nimbé de blanc vous tend ses flutes de champagnes en plastique chic à 7 euros. On croise la bonne société lyonnaise, les a-mateurs (?) éclairés de l’art conceptuel, les adeptes forcenés du « N’y voyez pas le fantasme de l’homme, mais le délire de l’artiste ! ». Une atmosphère à la fois bohème, branchouille, up to date avec un public qui erre dans ce cube froid et bétonné. Mais la tension est palpable, Rami Khalifé et Francesco Tristano viennent de passer un long moment à accorder minutieusement les deux pianos à queue laqués de noir qui cernent la batterie d’Aymeric Westrich, accompagnée de diverses synthétiseurs et de powerbook hightech. On attend, l’œil déjà fasciné par cet agencement original tout en écoutant le Get Out d’Archive qui gémit dans la sono que maniera plus tard Dj Arandel (alias Scalde, compagnon de route de Fredo Viola, bientôt dans Taratata) dans une messe noire électronique et synthétique.
Les trois mousquetaires grimpent allégrement sur scène enveloppé d’un halo bleuté et entament Channel 7, le martèlement des pianos se mêlant à la batterie nous plonge directement dans une ambiance mystérieuse, nous prennons en plein visage ces notes, véritables embruns qui déferlent sous ces quatre mains sautillantes et agiles. Ce lieu froid, fantomatique, réhabilité dans un quartier qui depuis des mois émerge de cette terre gorgée d’eau entre Rhône et Saône, cerné de gigantesques grues, censé devenir le nouveau down town fashion des nuits lyonnaises, s’anime peu à peu, le brouhaha se calme, le public plutôt bobo s’approche mollement comme un banc de méduses médusés par l’originalité qui les étreint, stoïques à l’écoute de ce mélange hybride entre passé et présent, une musique du futur, résolument moderne, à des lieux des oeuvres poussives et souvent « absconsément pédantes des biennaleux » (La démocratie c’est l’amour lit-on originalement tagué sur un mur…)
Discographie
AufgangTrois vitesses débute et c’est un rouleau compresseur qui se met en marche, une mécanique bien huilée, un mouvement métronomique, une mélodie dissonante entre Bartok et Stravinsky. Barock prend le relais, plus rock que classique, les trois musiciens dansent sur leurs claviers, sur leurs fûts, les bords de la caisse claire cliquettent. Quand résonne Sonar le public pas du tout averti, passif au début commence à se trémousser, soudain la houle s’empare de lui. Un doux rêveur (raver ?) se déhanche comme s’il était au milieu d’un champ de céréales durant le Teknival ou sur les dance floor d’Ibiza, gavé de smarties. Le morceau étourdit, la neige ouateuse commence à nous envelopper alors que les trois musiciens font péter les watts.
Quelques mots de Rami Khalifé pour présenter les titres joués et ceux à venir et commence le morceau le plus méditatif du set, Prélude du passé, que trouve t-on avant le passé ? le futur ? C’est un moment d’accalmie, à l’extérieur le blanc a tout recouvert, le passé surgit dans le présent dans un prélude doux et enveloppant, un prélude aux influences jazzy. Mais l’ambiance repart de plus belle avec l’éponyme Aufgang, on est pris aux tripes par cette musique qui vous emporte, vous ballotte, vous gifle, vous fait remuer d’abord le pied, onduler le bassin et agiter frénétiquement la tête et vous laissera exsangue au petit matin. Le sourire aux lèvres, les trois compères se font plaisir, même si ce soir ils souffraient sans doute de ne pas s’entendre assez sur scène, ils se connaissent par coeur, peuvent jouer les yeux fermés cette musique à la fois très écrite (ils ont des partitions sur leur pupitre) et à la fois très libre. Ils enchainent rapidement avec Soumission, le titre peut être le plus expérimental, sorte de pendule chaotique (tac), les syncopes s’enchainent quasi aléatoirement dans le grave, l’hyper grave, l’aigu, l’hyper aigu, toute la bande noire et blanc du piano est utilisée. Crispés sur leurs pianos, penchés, avalés dans la queue du monstre, ils pincent les cordes, jouent avec les marteaux, les compriment pour étouffer le son, Rami et Francesco violentent l’instrument, l’étreignent, se défient, se font face en tourmentant cette « grosse boîte avec un mécanisme à l’intérieur ». Ils finissent tout sourire, s’enlaçant en saluant le public, unis comme dans leur musique, une musique pure, claire, très facilement accessible au béotien. Ils reviennent enfin jouer leur tubesque Good Generation.
Si vous en avez assez de la folk mollassonne, de ce revival guitare acoustique en bandoulière, de ces voix éthérées, de cette nouvelle ‘nouvelle’ chanson française à la Biolay, Loizeau and Co, courez vivre l’expérience intense Aufgang, on en sort groggy comme après un tour de montagnes russes mais convaincu d’avoir vécu un moment privilégié.