Rencontre non improvisée avec cet improvisateur pour parler de ses deux dernières sorties : Debout dans les Cordages et Kit de Survie [en zone hostile].
Tu publies deux albums le même jour. Debout dans les cordages existe sous forme de spectacle depuis 2013. Pourquoi ces deux sorties sont-elles simultanées ?
Serge Teyssot-Gay : C’est le simple hasard du calendrier. J’ai eu l’autorisation de la famille Césaire pour pouvoir sortir le disque cet été. Au même moment, je finissais le mixage de Kit de Survie. C’est aussi par commodité que je sors ces deux albums en même temps. Il s’agit de mon propre label et je suis seul. Je suis tout le temps sur la route, je travaille tout le temps. C’était une façon aussi de rapprocher deux disques qui ont pas mal de choses en commun.
Zone Libre & Marc Nammour – Debout dans les cordages (Live Session Le Cargo)
L’équipe est la même, si j’ai bien compris ?
Ces deux albums ont des choses de fond en commun. Ils ne sont pas si éloignés que ça.
Sur Debout dans les cordages, c’est de l’improvisation… Comment on improvise ? Tu as une base ?
Non pas du tout. Pour parler vraiment de ce projet là… A chaque fois que tu joues avec un improvisateur, c’est une histoire différente. Pour ce projet, j’ai eu une commande du festival Le Goût des autres. C’était un festival autour d’Aimé Césaire qui travaillait sur sa voix et de ceux qui portent sa voix aujourd’hui.
Ce n’est donc pas toi qui es à l’origine du projet ?
Non, non. Le directeur du festival est un ami et m’a demandé de travailler sur Aimé Césaire. Il pensait que cela pouvait m’intéresser. Je lui ai dit ok. Je connaissais bien Césaire. J’ai fait appel à Cyril Bilbeaud, le batteur de Zone Libre et Marc Nammour. J’ai demandé à Marc de choisir un texte de Césaire. Je le savais vraiment touché par Césaire. Il a choisi le cahier du retour au pays natal. Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas faire tout le livre. Il s’agit d’un concert… On se retrouve sur scène sans répéter. C’était un parti pris délibéré. Cela vient des réflexions d’Aimé Césaire sur ce que c’est que la liberté créatrice. Il parle de colère créatrice. Elle génère la pensée… Elle porte une réflexion autre qu’une réflexion engoncée dans des carcans. Elle ne détruit pas et surtout elle crée des choses. Elle sort des pensées dogmatiques. La colère est un moteur. Utilisons ce moteur ! Il s’agit d’une énergie volcanique. Avec Cyril, on s’est dit qu’on ne pouvait pas aller à l’encontre de Césaire. On ne peut être dans ce type de stabilité. Le pur jaillissement est à lié à cette énergie. Cyril Bilbeaud, je découvre.. Lui aussi… Comme avec l’interprétation de Marc Nammour. C’est une improvisation totale. On doit le jouer 10 fois par an. C’est des rendez-vous. On ne répète jamais. On est dans l’émulsion permanente. On ne se voit pas pendant 6 mois et on se retrouve sur scène.
Tu travailles désormais avec des rappeurs. Le rythme semble assez important pour toi…
Non c’est une évolution. Je viens de la chanson. Le système marchand a tout salopé. Il y a très peu d’angles morts où on peut exister. Le kit de survie en milieu hostile fait référence à la périphérie du monde des dominants. Il ne s’agit pas évidemment de la banlieue. Qui domine ? 1% de la population. C’est à dire les plus riches. Les grandes corporations et la finance. C’est une évolution de mon travail. Hamé de La Rumeur ou Casey et B.James ont un propos extrêmement intéressant. Leur vécu, leurs réflexions sociales… Tout cela m’intéressait. Ce n’est pas le même monde, ce n’est pas la même manière artistique que les autres.
On rejoint peut-être aussi l’énergie créatrice de Césaire…
Aussi ! Cela m’intéressait ! Musicalement, je devais proposer quelque chose… Même si je respectais le format de la chanson avec des couplets et des refrains, j’importais pas mal de chose de la noise. Il y a du bruit mais des harmonies. C’est du bruit organisé. Il n’y a pas de son usuel, très répandu. Je voulais inventer quelque chose d’unique. Je voulais quelque chose qui possède l’énergie du rock et qui rencontre des gens qui viennent du rap avec quelque choe de singulier.
Et comment as-tu rencontré Marc Nammour ?
Je suis La Canaille depuis le début. Avant même qu’il ait sorti un disque, je suivais Marc. Je l’avais vu en concert et j’avais été le voir pour lui dire que j’appréciais ses textes. Il est fort pour faire des scènes de vie. Cela fait réfléchir derrière. La façon dont il parlait des ouvriers me touchait beaucoup. Il le faisait avec beaucoup d’humanisme.
Serge Teyssot – Gay – Teaser Kit de Survie
Cela vient de son vécu ?
Oui, complètement. Cela vient de sa famille et de sa vie. Il a travaillé dans une usine quand il était jeune.
J’adore son flow.
J’ai remarqué une chose étrange entre les albums Zone Libre et Kit de Survie… On part de quelque chose de positif vers quelque chose d’anxiogène.
Zone Libre est un endroit où on peut créer quelque chose. Kit de Survie est une référence aux forces dominantes actuelles qui mettent les gens à genoux. C’est assez terrible car on parle de système. Si tu n’es pas dans le système, tu es éjecté et tu deviens un S.D.F. On nous donne tous à manger cette idée : la peur de ne pas être dans le système. L’idéologie dominante est de faire de l’argent. Sur le dos des autres si possible. Mais les gens ont intériorisé cette idée qu’il faut être dans le système. Alors que ce système broie les gens. Les gens pensent que c’est une bonne idée : c’est totalement dingue. Et puis, nous sommes dans un phénomène d’accélération de la mondialisation avec Internet… Tout est mondialisé. Cela a entraîné une vraie révolution industrielle. Le monde est dans un état de gestion. On gère les gens.
Comme dans 84 d’Orwell !
Mais on a dépassé ce stade. C’est ça qui est dingue. Les gens ont intériorisé que ce système est bon. On nous fait croire que la seule possibilité de survivre est la gestion managériale. On forme les élèves pour être des bons employés. Les politiques le disent.
Comme Marine Le Pen au second tour.
Oui. Le système est dément. L’éducation, la culture… On appauvrit tous ces secteurs.
Tu pars faire une tournée en Chine. Ce n’est pas le pays le plus démocratique….
A priori.
C’est important pour toi de jouer là bas ?
J’ai déjà fait deux tournées. J’ai fait une tournée avec Paul Bloas qui est un peintre brestois. On a formé un duo à Pékin. J’avais trop de jours off. Je voulais jouer. Je n’y étais pas pour des vacances. Le tourneur m’a donc trouvé des dates. J’y suis retourné l’année dernière pour des concerts solos. Et je voulais rencontrer des gens de l’underground et jouer avec eux. J’ai donc joué avec Xie Yugang. Il vient enregistrer un album à Paris et on va faire une tournée de 3 semaines. Le disque sortira en 2019 avec un nouveau disque de Zone Libre. La Chine est un vaste pays. Il y a en France un racisme anti chinois. C’est dingue.
Il y a des problèmes en Chine.
Non. Je refuse de travailler aux États-Unis. En Chine, je peux bosser. Tu bosses avec des guitaristes arabes ? Tu ne peux pas aller aux États-Unis. C’est mon cas. J’ai travaillé avec Mike Ladd sur un projet qui réunissait des anciens combattants de la guerre d’Irak. Sur ce projet, qui s’appelle Sleep Song, tu retrouves Maurice Decaul qui est un poète et un vétéran de la guerre d’Irak et Ahmed Abdul Hussein, le directeur de la maison de la poésie de Bagdad.
Mike Ladd & guests – Sleep song
De retour de cette guerre, Mike Ladd avait fait des entretiens avec des militaires américains. Il y a mélange de ces deux pays en guerre… Enfin, on avait décidé d’abattre Saddam Hussein, l’ennemi. C’est juste une invasion américaine de l’Irak. Les deux nationalités, les deux peuples n’étaient pas en guerre. On croise les poésies des deux pays. Vijay Iyer qui est un américain d’origine indienne et Ahmed Mukhta qui est irakien et qui joue de l’oud n’ont jamais pu mettre un pied aux États-Unis. Le théâtre d’Harlem nous soutenait en co-produisant le projet. On devait jouer dans ce théâtre. Cela ne s’est jamais fait. Et ce n’est qu’un exemple.
Les pires situations ne sont pas là où l’on pense.
Effectivement. Je joue en Chine… C’est un pays immense. On peut dire des choses négatives et positives.
Pourquoi ne produis-tu que tes projets via ton label ? Pourquoi ne lances-tu pas des jeunes artistes ?
J’aimerais bien. Mais je n’ai pas le temps. Mais les jeunes artistes doivent monter leur label. Beaucoup d’artistes se sont mis à le faire. On doit fonctionner en réseaux et on peut vivre en parallèle de l’entertainment, des shows normés. On peut fonctionner par les réseaux sociaux. C’est une opportunité incroyable pour communiquer. Autrefois les majors avaient un contrôle total. Je suis complètement fan du streaming. C’est génial. C’est la répartition du fric qui est injuste. Pour avoir 20 euros, c’est 2 millions d’écoutes. Aux journalistes qui ont écrit des articles sur le fait que ceux qui se révoltaient contre ce système étaient des ringards, je leur réponds : « Attends que 2 millions de personnes aient lu ton article pour toucher 20 euros ». Là, ils vont comprendre. Ces gens sont très malhonnêtes. Les gens bien attentionnés qui payent leur abonnement… Il faut leur dire combien est donné aux artistes.
Moi j’ai un abonnement Spotify… Kit de Survie était sur Spotify le jour de sa sortie… Puis il a disparu.
Oui, c’est une erreur. J’étais fou. C’était une erreur de distributeur. Tant que les choses ne changeront pas, je ne mettrai pas ma musique sur Spotify. Et pourtant l’idée est géniale. La banque mondiale de musique, c’est génial.
Et encore pour moi ça va. Je suis sur la route et je joue tout le temps. Mais comment font les jeunes artistes ? Ils vont, ils viennent et repartent. Les festivals sont bourrés de vieilleries. C’est lamentable, c’est pathétique. C’est la fête à la saucisse. On est aussi là pour rire. Le Kit De Survie, c’est Zone Libre Polyurbaine. On monte le projet avec Cyril et on a composé notre musique en fonction des voix de Marc et de Mike. Ce sera à eux de surfer sur notre musique. C’est une musique qui se veut jubilatoire et qui n’a aucun couplet et aucun refrain. Il y a un sample et on tourne autour d’un axe. Il y a souvent un rythme impair et des références à l’afrobeat.
Tout cela part des mouvements de population dans les zones urbaines. On voulait montrer, avec Cyril, quelque chose de positif. Ces gens qui se déplacent, qui viennent d’horizons culturels différents et qui se lèvent pour des choses par forcément marrantes.. Ils vont chercher de l’énergie positive. On voulait montrer cette énergie positive. On voulait montrer l’énergie de cette ville et cette ébullition. Cela voulait dire que nous devions créer une musique ouverte. On a donc composé cette musique. On réunit Mike Ladd et Marc Nammour trois jours avant le premier concert. Ils ne se connaissaient pas.
Tous mes projets se mélangent. Je joue et je vis pleinement en faisant juste mon métier de musicien.
Et les textes n’étaient donc pas écrits.
Oui ! Marc avait eu quelques éléments de notre musique et avait peut-être écrit quelques lignes. Mike Ladd n’avait rien. Mike est un improvisateur avant tout. Il vient de la culture du slam et du punk. Il vient de Brooklyn et vient de ce milieu.
Marc avait travaillé des textes avant. Je me disais qu’une émulation allait se faire. Bingo ! Cela a été au delà de mes espérances. Mais revenons à notre histoire. J’avais une carte blanche au festival Beauregard qui se tient en Normandie. J’avais potentiellement une scène de 10 000 places. Sur ce genre de scènes, tout est calibré. Les lumières, les musiciens… Moi je dis, on fait le contraire. On propose un objet musical dont on ne connaît pas l’aboutissement. Pas d’effet de manche, pas de light. On dit aux gens qui font les lumières de s’amuser.
Mais pourquoi n’as-tu jamais écrit tes paroles ?
Parce que ma musique a du sens. Ma musique est mon langage. Elle suggère plus que des mots mais elle parle.
C’est comme si tu voyais une pièce de théâtre sous un autre angle. On peut raconter des choses avec la musique. Je suis passionné par mon métier. Je ne sais pas ce que je cherche. Kit de Survie, le projet de Césaire… La musique repose sur les textes.
Pourquoi il n’y a pas de basse dans votre projet ? C’est volontaire ?
Oui. J’aimerai bien bosser avec un bassiste un jour. Pour être très clair, notre duo a une capacité… Quand tu es avec un pote, tu es seul avec lui. Ta qualité de relations est différente. A deux, tu peux te livrer. La base des compositions des duos touche à une intimité, à une qualité de compositions inégalée. C’est pour ces raisons qu’il n’y a pas de bassiste.
Aimé Césaire t’avais touché personnellement ?
Je me suis plongé dans ses textes sur place quand j’étais aux Antilles. C’est un texte qui m’a rattrapé.
Comment arrives-tu à remplir les salles ? Vous faites beaucoup de promo ?
Très peu. Je fais juste mon métier de musicien. Je joue toutes les semaines depuis bientôt quinze ans. Une, deux, trois ou quatre fois par semaine. Je m’arrête de temps en temps quand j’estime en avoir besoin.
Si j’ai autant de projets, c’est que chaque projet nourrit un autre projet. On est jamais pleinement nous même au moment. Tu es une partie de ce que tu as vécu et tu es une partie de ce que tu vivras. Au moment de l’improvisation, tu es là. Mais tu as toujours une partie de toi dans ce que tu as vécu et dans ce que tu vivras. Je me nourris de projets qui bouleversent mon quotidien. C’est pour ça que je suis allé vers l’improvisation. Elle amène à être dans une prédisposition mentale particulière. Tu dois être à l’écoute de tout. L’autre devient ta partition. Il faut être capable de savoir accueillir la personne qui est avec toi et savoir lui répondre. Il faut qu’elle se sente bien avec toi et elle te le renvoie. Et tu fais un beau concert. Mais attention, tout joue. Ce que tu as mangé, ce que tu as bu… Et le public ! Qui est dans la salle ce soir ? Pour cela, il ne faut pas prévoir ce que tu vas jouer ce soir. J’ai appris à décider de ce que j’allais jouer le soir même. Si tu intellectualises trop, tu perds le fil de ce que tu fais. Le premier son doit être en phase avec toi même. La semaine dernière, j’ai fait un concert avec Cyril lors d’un ciné concert et après j’ai fait Kit de Survie. Et puis j’ai joué avec deux femmes géniales qui ont le duo Animal K. On a joué un répertoire yiddish dans une synagogue. La semaine prochaine je file faire le projet Césaire et je joue avec Rodolphe Burger. En même temps je prépare l’album avec Xie Yugang. Et je compose le prochain disque d’Interzone. C’est juste pour dire que ma vie est comme ça. Tous mes projets se mélangent. Je joue et je vis pleinement en faisant juste mon projet de musicien.
Et tu disposes de ton propre studio ?
Non non. J’ai une cave chez moi avec Pro Tools. Par contre je mixe les albums chez moi.
Dont Kit de Survie…
Il s’agit de prises live que nous avons fait lors du festival d’Avignon. C’est un projet soutenu par Avignon et la Fondation Royaumont. Il y a donc beaucoup de prises live. Je l’ai mixé chez moi.
Les morceaux avec les vents. Il s’agit d’enregistrements plus antérieurs ?
J’enregistre souvent dans des salles. Il faut être prêt à enregistrer rapidement en une ou deux journées. Idem pour le mix. Comme faisaient les jazzmen autrefois… Je fais une musique qui se vend peu mais cela suffit pour me faire vivre. Mais pour cela il faut aller vite : le fait d’être autonome passe par cette manière de faire.
Comment en es-tu arrivé là ? Tu viens d’un milieu rock et on te retrouve à faire de la soul, du funk…
C’est quelque chose que j’ai appris. Toutes mes rencontres m’amènent à jouer différemment. Les gens m’amènent à repenser ma musique. Je porte les projets donc je dois être capable d’inviter les gens. Peu importe qui… Quand je compose, j’entends les voix des autres.
Le Kit de Survie a été filmé et va faire l’objet d’un documentaire qui va sortir au mois de décembre si je ne me trompe pas.
Jocelyn Carré m’a contacté. Il voulait accompagner ce projet. Cela fait longtemps qu’il veut faire un documentaire sur moi : j’ai toujours refusé. Là, pour une fois, je me suis dit que j’allais accepter. C’est une façon de chouette de filmer la ville, de répondre à la ville.
Dans le documentaire, on nous voit jouer à l’Espace 89. Marc et Mike avaient fait des ateliers avec deux lycées de Saint-Ouen. Ça c’est Kit de Survie ! Des choses heureuses peuvent se passer. C’est une façon d’être avec ma ville.
Dans l’imaginaire collectif, tu habites plutôt Bordeaux…
J’habite Saint-Ouen depuis 30 ans. J’y suis venu pour plein de raisons. C’est un endroit qui brasse beaucoup de gens. Cela te donne des opportunités. Et celle ville qui part dans tous les sens… C’est magnifique à regarder.
Et j’adore. Les gamins des banlieues sont d’une grande vivacité d’esprit, tu as des punchlines toutes les deux minutes : « Ok on est dans la merde mais on ne se regarde pas le nombril ».
Kit de Survie [en milieu hostile] et Debout dans les cordages sont disponibles via Intervalle Triton/L’Autre Distribution.
Les photographies de l’article sont la propriété de Fred Hédin.
Retrouvez toutes les dates de concert de Serge Teyssot-Gay.
- Debout dans les Cordages
- À titre posthume. Kit 5
- Nobody Said. Kit 2
- Crakometti. Kit 6
- Screwed. Kit 4
- Ici le bout de la chaine. Kit 1
- Garde fou. Kit 8 (Instrumental)
- Trafic. Kit 7 (Instrumental)
- Ici le bout de la chaine. Kit 1 (Instrumental)
- Je suis. Kit 10 (Instrumental)
- La montagne. Kit 3 (Instrumental)